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Crise institutionnelle : son impact sur les affaires

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Sherry Singh: “My target is at least one acquisition in Africa this year” | business-magazine.mu

Les accusations de l’ancien ceo de mauritius telecom, sherry singh, à l’encontre du premier ministre, pravind jugnauth, ont fortement ébranlé la confiance des agents économiques dans les institutions. L’impact risque de se faire sentir aussi bien sur les affaires et les décisions d’investissement que dans nos relations diplomatiques avec nos partenaires commerciaux.

C’est devenu une affaire d’État. Le vendredi 1er juillet, l’ex-CEO de Mauritius Telecom, Sherry Singh, a jeté un pavé dans la mare, en accusant le Premier ministre, Pravind Jugnauth, de lui avoir donné des directives pour permettre à une tierce partie d’installer un sniffer, un genre de spyware, pour accé[1]der aux données Internet entrant et sortant de Maurice.

Une accusation qui a eu l’effet d’une bombe. Acculé, Pravind Jugnauth a fini par concéder qu’il avait personnellement formulé une requête auprès du Premier ministre indien, Narendra Modi, pour qu’il dépêche une équipe d’experts indiens en vue de mener une étude sur le câble sous-marin SAT-3/WASC/ SAFE à Baie du Jacotet. Mais, contrairement à Sherry Singh, il invoque des raisons de sécurité derrière cette démarche et non une volonté d’installer un sniffer afin de pouvoir intercepter, de surveiller ou d’enregistrer le trafic Internet.

Où se situe la vérité ? Est-ce qu’il s’agit d’un projet de secret défense ? Difficile de répondre. Mais une chose est sûre : cette affaire risque de déboucher sur une grave crise de gouvernance, avec des répercussions sur les affaires, l’investissement et le monde de la finance. Les enjeux sont également d’ordre diplomatique. Que pense-t-on de Maurice dans les chancelleries ? Faut-il s’attendre à ce que Port-Louis soit vu d’un œil suspicieux par ses pairs ? Autant de questions qui méritent que l’on s’y attarde.

Le professeur Jocelyn Chan Low, historien en politique, ne cache pas que cette affaire risque d’avoir des ramifications multiples. «Cette affaire ternira l’image de Maurice de deux manières. Le premier impact est d’un point de vue financier. Si les investisseurs ont connaissance que leurs transactions sont scrutées de la tête aux pieds, ils risquent d’être réticents à utiliser notre juridiction. Ensuite, sur le plan diplomatique, si l’on apprend que c’est une puissance étrangère qui a accès à nos informations, cela pourrait mettre en péril nos relations diplomatiques avec les autres pays. Par exemple, si l’Inde a connaissance de nos données sensibles et privées, alors que l’on assiste à une guerre froide entre la Chine et elle dans l’océan Indien, cela pourrait avoir des circonstances aggravantes. Pour cause, le Premier ministre – et non les Mauriciens – aurait pris position dans cette bataille. Notre diplomatie et la sécurité de nos concitoyens seront également en danger», appréhende-t-il.

Une analyse partagée par le Dr Avinaash Munohur. Selon lui, si ces allégations sont soutenues par des preuves tangibles et sérieuses, alors nous serons dans une situation extrêmement grave. «Les allégations de Sherry Singh peuvent potentiellement donner lieu à une crise politique sans précédent à Maurice. Pour cause, elles dépas[1]sent de très loin les traditionnelles allégations de corruption. Nous entrons ici dans le domaine très sensible de la raison et des secrets d’État, avec des implications pouvant aller très loin», argue-t-il. Et de faire ressortir que sur le plan des affaires, c’est l’image de notre plateforme financière qui risque d’être entachée. Et ce, à un moment où le secteur financier émerge après s’être retrouvé sur la liste noire de l’Union européenne.

«Je n’oublie pas que nous nous relevons à l’épisode du Groupe d’action financière et de la liste noire des paradis fiscaux de l’Union européenne. Nous sommes également dans une dynamique plutôt positive de reprise économique qui est en marche après l’épisode de la Covid-19. Les signaux sont au vert pour un certain nombre de secteurs, et cette dynamique pourrait être brisée. Notre pays reste extrêmement dépendant – trop même sans doute – des investissements directs étrangers (IDE). Cela revient à dire que nous sommes également dépendants de la bonne image de notre démocratie et de nos institutions à l’international», soutient-il.

Pour sa part, Roshaan Kulpoo, Chairman d’United Pay, rappelle que ces allégations dépassent nos frontières.

Indépendance diplomatique et économique

L’affaire de sniffing est très délicate car elle touche aux relations privilégiées qu’entretiennent l’Inde et Maurice, notamment la proximité de Narendra Modi et de Pravind Jugnauth. Selon le Dr Avinaash Munohur, il ne faut pas oublier que l’Inde est un partenaire stratégique, tant d’un point de vue économique que diplomatique.

«Le Premier ministre affirme volontiers sa proximité avec son homologue indien et nous savons que l’Inde est aujourd’hui un partenaire hautement stratégique, tout autant qu’un soutien majeur dans la réalisation des projets du gouvernement. Mais nous ne devons pas sous-estimer que d’autres puissances sont également à l’oeuvre sur nos territoires – j’utilise ici le pluriel à dessein. Notre pays se trouve au coeur d’une région du monde où se jouent actuellement les grands enjeux de pouvoir – économiques et sécuritaires –, ce que les analystes nomment l’Indo-Pacifique. Avec le retrait des forces américaines des bourbiers dans lesquels elles s’étaient engagées – en Irak et en Afghanistan notamment – nous voyons clairement un changement d’orientation de leurs priorités. J’ai l’impression que les États-Unis ne considèrent plus que leur engagement sécuritaire soit essentiel dans le bassin de l’océan Indien, préférant consolider leur présence dans le Pacifique. Ils garderont très certainement une présence stratégique – avec notamment la base militaire de Diego Garcia – mais semblent laisser volontiers la liberté à la Chine de déployer la partie maritime de sa Road and Belt Initiative.

Maurice a refusé d’entrer dans ce projet, ce qui a eu pour conséquence que nous avons négocié un traité commercial d’envergure avec la Chine. Je pense que c’était la meilleure issue possible pour nous, puisqu’en procédant ainsi, nous avons gardé notre indépendance vis-à-vis de la puissance chinoise», développe-t-il. Avant d’ajouter que l’indépendance de Maurice est une clé importante pour la prospérité de notre pays. «Garder cette indépendance vis-à-vis de tous nos partenaires est absolument essentiel dans le contexte actuel. Nous ne devons pas tomber dans le piège de mettre tous nos oeufs dans le même panier, puisque nous nous exposerons aux risques de nous mordre les doigts à l’avenir. Nous avons des partenaires privilégiés, spéciaux même de par l’histoire coloniale et celle des migrations de notre pays – je pense ici à la France, à la Grande-Bretagne mais également à l’Inde et à certains pays africains –, mais nous devons avant tout avancer nos intérêts souverains afin de pouvoir mieux positionner notre pays dans la nouvelle cartographie mondiale qui se dessine actuellement», conclut-il.

Qui plus est, elles sont étalées sur la place quelques semaines à peine après l’éclatement de l’affaire des tortures policières. «L’image de Maurice sera gravement affectée au niveau international lorsque cette histoire sera diffusée, et nous en ressentirons certainement les répercussions et les conséquences dans divers secteurs, des Tic/BPO aux finances, dans les jours à venir. N’oublions pas que cette affaire est survenue juste après celle des tortures, qui a été vue par plus de 8 millions de personnes. Au niveau international, cette question sera suivie de près. Tout le monde veut savoir qui dit la vérité et quelle est la vérité», souligne-t-il.

Une atmosphère de suspicion

Le Dr Avinaash Munohur pousse le débat plus loin en parlant «d’une défiance généralisée et d’une atmosphère de soupçon». Il pense que la stabilité politique et institutionnelle, qui donne une certaine visibilité aux investisseurs et entreprises, pourrait pâtir de ces allégations. «L’économie est une science hautement analytique, mais aussi sociale. Cela revient à dire que la dimension de la psychologie collective est extrêmement importante dans la croyance que la machine productive continuera à avancer dans les conditions favorables à l’investissement et à la croissance. Le moment qu’un élément disruptif est introduit dans cette croyance, elle peut très rapidement basculer vers une perte de confiance généralisée, ce qui entraînerait une spirale négative qui pourrait être extrêmement néfaste pour nous», prévient-il.

Revenant sur l’importance des IDE, le politologue indique que Maurice pourrait assister à une érosion des investissements étrangers si les accusations allant dans le sens d’une affaire d’espionnage international sont fondées. «Nous savons, par exemple, que notre économie est extrêmement dépendante des IDE, et une affaire démontrant que la culture politique du pays est en train de sombrer dans des pratiques dangereuses risque de provoquer un exode important de capitaux. Cela revient à dire que nous ne pourrons plus honorer nos engagements auprès de nos créditeurs, puisque ce sont les IDE qui nous permettent de soutenir notre endettement aujourd’hui. Il ne faut pas être devin ou avoir une boule de cristal pour deviner ici les conséquences que cela entraînerait ; il suffit juste d’observer ce qui se passe au Sri Lanka», argumente-t-il.

De son côté, le Dr Ludovic Verbist, Managing Director d’AAMIL Group, estime que l’affaire de sniffing risque de créer une véritable onde de choc, comme c’est le cas aujourd’hui pour TikTok qui fait l’objet de graves accusations d’espionnage pour le compte du gouvernement chinois. À plus court terme, le centre financier mauricien risque d’être affaibli. Il s’explique : «Il ne faut pas uniquement considérer ce dernier événement, mais plutôt le contexte général. Le secteur financier international a connu des changements fondamentaux ces dernières années, qui impactent notre centre financier. Citons, par exemple, l’abolition du secret bancaire, tel qu’il était connu en Suisse, au Luxembourg ainsi qu’à Maurice ; l’échange automatique d’informations financières et bancaires entre pays signataires de ces conventions ; la baisse généralisée de l’impôt des sociétés à 15 % (avec le bénéfice de l’exemption de participation, que malheureusement Maurice n’applique pas) ; la révision régulière des conventions fiscales de double imposition et l’incertitude induite dans la planification fiscale; l’inclusion – même temporaire – de Maurice sur la liste noire de l’UE sur le blanchiment d’argent. Ces nouvelles allégations ne peuvent qu’ajouter à l’incertitude ressentie par les investisseurs utilisant notre centre financier. Il faut bien garder à l’esprit que même si le secret bancaire strict a été aboli en tant que tel, la confidentialité et la discrétion restent fondamentales aux yeux des acteurs dans le domaine financier».

Ramenant le débat sur l’implication locale, Roshaan Kulpoo est d’avis que l’affaire du sniffer peut se répercuter à deux niveaux. Premièrement, les investisseurs peuvent être davantage prudents quant à l’hébergement de leurs données professionnelles à Maurice ou à leur transit à partir de Maurice. Et secondement, certaines entreprises pourraient réévaluer leurs politiques de protection des données et se demander si, dans le contexte actuel, elles sont toujours conformes aux réglementations internationales en la matière. Il poursuit son analyse en soutenant que les déclarations de l’ex-CEO de Mauritius Telecom remettent également en cause les principes fondamentaux de notre pays. «Je pense que la question que nous devons nous poser est de savoir si Maurice est toujours un phare de stabilité politique, sociale et économique et si nous offrons toujours un environnement propice pour attirer les investisseurs internationaux et garantir la sécurité, entre autres», soutient-il. Il rappelle au passage que «les données relatives au trafic d’un utilisateur d’Internet ne peuvent être capturées, visualisées et analysées sans l’ordonnance d’un juge. Si cela est fait, cela va à l’encontre des lois mauriciennes sur la protection des données».

La diplomatie ne sera pas épargnée

La diplomatie mauricienne sera également sous le feu des projecteurs avec l’affaire du sniffer. Jocelyn Chan Low parle même d’une éventuelle rupture des affaires diplomatiques. «Il est évident que la confiance diplomatique pourrait prendre un sacré coup si les allégations de Sherry Singh sont fondées. Les pays partenaires ou ceux qui souhaitent être un partenaire de Maurice, réfléchiront à deux fois avant de s’allier avec notre pays», craint-il.

Il est rejoint par le Dr Avinaash Munohur, qui se montre plus catégorique. Il soutient que cette affaire n’est qu’une énième problématique qui démontre la faiblesse diplomatique de notre pays. «Je fais partie de ceux qui se désolent que nous n’avons plus de corps diplomatique d’envergure, comme ce fut le cas à un moment donné de notre histoire. Et que les derniers gouvernements aient mis de côté les ambitions régionales et internationales de Maurice, avec pour conséquence un affaiblissement de nos capacités diplomatiques. Avec la structuration actuelle des responsabilités (le Bureau du Premier ministre reprenant certains dossiers qui doivent naturellement revenir au ministère des Affaires étrangères) et la politisation de nos ambassades– qui relève plus de la logique du fourre-tout pour des nominés politiques que des outils pour la mise en place de nos stratégies diplomatiques par un corps diplomatique compétent –, Maurice n’a tout simplement plus les capacités de négociation qu’il avait à l’international», développe-t-il. Avant d’ajouter que «par-delà des potentielles conséquences des allégations de Sherry Singh, il me semble clair que nous devons revoir nos stratégies diplomatiques. Nous nous trouvons au coeur d’une région dont la géopolitique et la géostratégie évoluent rapidement, et nous opérons toujours avec des outils diplomatiques datant du siècle dernier. C’est inacceptable !»

Une décision controversée

LE Premier ministre, Pravind Jugnauth, a concédé qu’il a donné des instructions pour permettre à des experts indiens d’accéder à la zone réservée de Baie du Jacotet pour mener une étude pour des besoins sécuritaires. La problématique est que le PM n’a pas formulé de requête auprès du consortium propriétaire du câble SAT-3/WASC/SAFE.

Sur cette question, Jocelyn Chan Low estime que le gouvernement a fait fi de l’autorisation des dirigeants de Mauritius Telecom. Car, bien que la société appartienne à l’État, la multinationale Orange possède 40 % de son actionnariat. «Si effectivement, ce que dit le Premier ministre est vrai, il fallait avoir l’approbation de certains actionnaires de la compagnie», fait-il remarquer.

Pour sa part, le Dr Avinaash Munohur estime que le Premier ministre se doit d’apporter plus d’éclaircissements sur l’étude que devaient mener les experts indiens afin de dissiper les doutes. «Il doit aux citoyens mauriciens des explications plus sérieuses que celles qu’il a données pour l’instant. Tant que nous n’aurons pas plus d’informations sur la nature et sur les objectifs de ce ‘survey’, nous ne pourrons pas nous exprimer de manière sérieuse sur les tenants et les aboutissants qui relèvent de la sécurité nationale mais également des accords passés avec le consortium propriétaire du cable SAT-3/WASC/SAFE. Il faudrait également comprendre quelles sont les implications au niveau des géants d’Internet… Nous nous souvenons tous que Google avait émis un doute sur l’intégrité du projet de l’ICTA, qui impliquait également le contrôle des flux par un “third party”», rappelle-t-il.

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