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Inflation alimentaire se dirige-t-on vers une crise de la consommation?

inflation

La lutte contre l’inflation alimentaire constitue, sans doute, le principal enjeu en 2022. Au rythme de la flambée des prix, le risque d’une crise de la consommation est tout à fait plausible, avec une incidence sur la performance de l’économie.

À décembre 2021, 72,9 % du produit intérieur brut (PIB) était généré par la consummation privée. C’est dire son importance dans notre économie.

Or, aujourd’hui, le risqué d’une crise de la consummation est réel. Un scénario qui relève d’une conjonction de facteurs: une roupie faible et le conflit russo-ukrainien qui perturbe les chaînes alimentaires et non alimentaires. Du coup, l’on se retrouve dans une situation d’inflation persistante. Selon les derniers chiffres, l’inflation en glissement annuel était au taux de 11 % en avril. Alors que l’inflation globale pour les 12 mois se terminant en avril s’élevait à 7 %. Tous ces facteurs font que le pouvoir d’achat du Mauricien s’effrite. Cela pousse les ménages à limiter leurs dépenses et à rechercher des alternatives moins chères aux commodités de base.

Si dans l’ensemble le taux de consommation n’a pas beaucoup changé, indique l’économiste Manisha Dookhony, l’effet de la hausse des prix, aggravé par les perturbations causées par la guerre en Ukraine se ressent sur les finances des ménages.

Cette inflation importee s’appuie sur une facture des importations domestiques en hausse graduelle. Si l’on compare février 2018 à février 2022, le montant est passé de Rs 12,5 milliards à Rs 17,3 milliards (et de Rs 15,6 milliards à février 2020). Comme les coûts additionnels sont généralement répercutés sur les prix de revente au détail, le budget des foyers doit soit être revu à la hausse, soit faire avec moins d’achats pour le même budget, ou les mêmes achats mais en plus petit volume.

«Le taux de consummation fluctue de façon similaire durant ces dernières années, sauf en 2021. Si on compare avec 2018, il y a eu premièrement la perte de valeur de la roupie visà- vis du dollar ou de l’euro. Ce facteur a contribué à une augmentation de prix. Depuis 2019, nous faisons face en outre aux facteurs des perturbations de la chaîne d’approvisionnement, et de l’augmentation du coût du fret. Et plus récemment, la guerre en Ukraine est en train de faire place à une flambée de prix des matières premières: le blé, le carburant et les fertilisants, entre autres. Aujourd’hui, avec le même budget, les familles se retrouvent à acheter beaucoup moins de produits», observe Manisha Dookhony.

Et la situation n’est pas près de s’améliorer. D’après le Commodity Markets Outlook de la Banque mondiale, la guerre que mène la Russie en Ukraine a provoqué «un choc majeur sur les marches des produits de base et modifié la physionomie des échanges, de la production et de la consummation dans le monde». Une conjuncture qui ajoute aux perturbations d’approvisionnement, de transport et d’accès aux commodités de base et qui contribue aux pressions inflationnistes, déjà en vigueur depuis l’éclatement de la pandémie. Ces pressions inflationnistes sont appelées à demeurer croissantes sur les commodités de base jusqu’en 2024 d’après le Commodity Markets Outlook de la Banque mondiale, dont près de 20 % en 2022 sur les biens non énergétiques, notamment les produits agricoles et plus de 50 % de hausse pour les prix de produits énergétiques.

Le panier moyen chute de 8 % à 10 %

Chez Save Mart, commerce de proximité desservant advantage une clientèle régulière et comptant 28 supermarchés, l’on a observé une chute de 8 % à 10 % du panier moyen.

«Les clients dépensent moins sur les produits qui ont connu de grosses augmentations », constate Nitish Ramsahye, Group Brand & Communication Manager de Chartreuse Group of Companies.

S’il y a une légère baisse dans le volume de consommation, dit-il, le changement le plus drastique avec les pressions inflationnistes en cours porte sur le changement de comportement des consommateurs. «Avec les augmentations de prix, les consommateurs mauriciens sont aujourd’hui plus consciencieux et aussi très attentifs à ce qu’ils achètent. Save Mart étant plus un commerce de proximité desservant surtout les regions rurales, il accueille fréquemment ou quotidiennement les clients. Cela nous a permis de bien voir ce changement. Les clients dépensent normalement pour les produits essentiels ou produits de base mais boudent les produits de luxe ou ceux à des prix plus élevés», observe-t-il.

Au niveau d’Innodis, distributeur de divers biens de grande consommation, le constat est également qu’avec la baisse de leur pouvoir d’achat, les consommateurs achètent moins en termes de quantités de produits pour le même budget alloué. Selon Sonny Wong, COO d’Innodis, les achats impulsifs ont quasiment disparu et les consommateurs doivent aujourd’hui mieux gérer leur budget mensuel et réduire les dépenses jugées non prioritaires. «Chez Innodis, on a observé une baisse des volumes de vente dans certaines catégories, telles que les produits festifs, les fruits de mer, le fromage frais ainsi que les viandes importées. Par contre, les ventes des commodités de base, tels que le riz, le lait, la margarine ou encore le thé, demeurent stables», précise-t-il.

Avec la récente hausse des prix des légumes et de la viande, est-ce que les consommateurs ont réduit leurs dépenses sur ces produits incontournables ou d’autres entrant dans la composition d’une alimentation équilibrée et saine? À cette question Sonny Wong fait l’observation suivante : l’alimentation devient aujourd’hui un vrai problème pour nombre de familles mauriciennes.

L’impact du confinement en Chine sur nos approvisionements

Avec le confinement qui se poursuit en Chine en raison de la résurgence de la Covid-19, l’impact se fera sentir sur nos importations. Car l’Empire du Milieu demeure à ce jour notre principal fournisseur de biens de grande consommation.

«18 % de nos importations à Maurice proviennent de Chine, ce qui fait de la Chine notre fournisseur principal. La Chine représente environ 12 % du commerce mondial et les restrictions liées à la Covid-19 ont ralenti les usines et les entrepôts, ainsi que les livraisons par camion et exacerbé les embouteillages de conteneurs. Les ports américains et européens sont déjà submergés, ce qui les rend vulnérables à des chocs supplémentaires. Ces restrictions étant temporaires, une fois que les activités d’exportation de produits reprendront et qu’un grand nombre de navires se dirigeront vers les autres ports à travers le monde, il est possible que le temps d’attente augmentera considérablement. Les spécialistes pensent que les règles strictes de la Chine pour freiner la Covid-19 sont sur le point de déclencher une nouvelle vague de chaos estival sur les chaînes d’approvisionnement entre l’Asie, les Etats-Unis, l’Europe et potentiellement chez nous à Maurice», prévient Manisha Dookhony. Et l’économiste de faire ressortir qu’il est fort possible que même si le virus est maîtrisé, les perturbations soient répercutées à l’échelle mondiale  et soient prolongées tout au long de l’année  alors que les cargos regroupés recommenceront à naviguer. Ainsi, l’incertitude commerciale se perpétue avec la congestion maritime dans les ports chinois. Combinée à la guerre de la Russie en Ukraine, elle risqué de faire dérailler la reprise, déjà secouée par les pressions inflationnistes et les vents contraires à la croissance.

Cela dit, les consommateurs ont pris conscience depuis plusieurs années de l’importance de manger sain, avec des repas équilibrés, qui incluent des protéines, des legumes et des féculents, et il est toujours aujourd’hui possible de manger sain, tout en variant les aliments, en fonction de leur disponibilité. À ce jour, le poulet, dont la marque Prodigal produite et distribuée par Innodis, demeure la source de protéine animale la moins chère compare aux viandes importées, et ceci, malgré l’augmentation drastique des prix des aliments pour le poulet, tels que le maïs ou le soja sur le marché mondial, ces deux dernières années.

Par ailleurs, Sonny Wong fait remarquer que d’un point de vue macroéconomique, la baisse du pouvoir d’achat impacte non seulement la consommation, mais également risque de freiner la reliance économique car elle menace la performance des entreprises.

«La consommation demeure en ce moment le moteur le plus important au niveau de la relance économique. La baisse du pouvoir d’achat étant aujourd’hui au plus bas, cela affecte forcément les ventes d’Innodis, ainsi que d’autres entreprises, et la grande majorité, dont nous-mêmes, sont dans l’obligation continuelle de contenir leurs coûts d’opération afin de rester à flot. Dans le contexte actuel, il va sans dire que tous les acteurs de l’économie sont amenés à faire des sacrifices en attendant que la situation au niveau international s’améliore», soutient Sonny Wong.

Il est rejoint par Kevin Ramkaloan, le CEO de Business Mauritius, qui souligne qu’une baisse du pouvoir  d’achat aura certainement un impact sur la consommation. Mais, estimet-il, «puisque près de 80 % de nos produits sont importés et que l’inflation à laquelle nous faisons face aujourd’hui est un résultat des chocs externes», la solution se trouve dans une relance de l’économie et une augmentation de nos revenus en devises étrangères afin de trouver un juste équilibre sur le marché des changes.

La révision du salaire minimum risque d’exacerber la spirale inflationniste.

Depuis juillet 2021, 2 511 familles ont été intégrées au Social Register of Mauritius, indique une réponse déposée à l’Assemblée nationale. Face aux difficultés que rencontrent les ménages, le gouvernement envisage de réviser le salaire minimum avant 2025. Est-ce la solution pour restaurer le pouvoir d’achat? Ou bien la mise en circulation de plus d’argent va-telle augmenter les pressions in􀂿ationnistes? Qu’en est-il de l’impact sur les entreprises?

«C’est une très bonne chose que de nouvelles familles aient intégré le registre social. Il y a beaucoup d’autres familles vulnérables qui ne sont pas éligibles, mais qui vivent dans un état de précarité. Et peut-être même qu’il faudrait revoir les critères d’éligibilité afin de permettre un plus large nombre de familles dans le besoin d’avoir accès à des soutiens de l’Etat dans ces moments difficiles», plaide Manisha Dookhony, qui ajoute que la revision du salaire minimum, élément nécessaire au vu de la situation inflationniste actuelle, pourrait, par contre, exacerber la spirale inflationniste avec une situation de trop d’argent en circulation pour trop peu de biens.

De son côté, Kevin Ramkaloan, CEO de Business Mauritius, est d’avis qu’il faut laisser au National Wage Consultative Council, qui regroupe les parties concernées – employeurs, employés et l’État – le soin de proposer des recommandations sur le salaire minimum en fonction de l’équilibre socio-économique du pays. D’autant plus qu’un récent rapport de la Banque mondiale en collaboration avec le National Productivity and Competitiveness Council faisait état d’une productivité comparable à celle des pays à revenus moyens pour Maurice alors que nos rémunérations sont celles des pays à hauts revenus, insistant donc sur la nécessité de nos produits sur le marché international pour restaurer l’équation productivité et révision salariale. «Nous avons aussi l’exercice de la compensation salariale en fin d’année. Entre-temps, conformément à la thématique de développement inclusif de notre pacte SigneNatir, nous proposons à nos membres de nous engager sur sept axes de solidarité collective, notamment sur celui qui prévoit une aide directe aux employés les plus vulnérables», souligne Kevin Ramkaloan.

Subsides: Une bouffée d’oxygène

Re 1 à Rs 11. C’est la fourchette de la révision des subsides additionnels sur sept produits de base. Ces subsides sont en vigueur depuis le 30 avril. Dans quelle mesure aident-ils à soulager le portefeuille des consommateurs? Selon Nitish Ramsahye, ces subsides sur les produits alimentaires de base sont très bien accueillis par les consommateurs. «Cela vient comme un bouffée d’oxygène qui permettra aux consommateurs de mieux respirer», soutient-il.

Virginie Villeneuve – Directrice du market intelligence de kantar tns Océan Indien

Changements dans les modes de consommation, observe virginie villeneuve. « les achats locaux et durables vont devenir prioritaires»

La flambée des prix risque de pérenniser les changements dans les modes de consommation, observe Virginie Villeneuve.

Plus de 16 mois après la publication du rapport Future Life sur l’impact de la Covid- 19 sur les modes de consommation, peut-on dire que l’ère d’hyper consummation est derrière nous ?

Effectivement, avant la pandémie, les shoppers mauriciens vivaient la consummation presque comme un loisir, passant parfois avant le pique-nique à la plage.

La prolifération de centres commerciaux comme des champignons après la pluie ces 20 dernières années a contribué à l’évolution du rapport des Mauriciens avec la consommation. Pour cette génération de milléniaux qui a travaillé dur pour atteindre un statut social, elle était particulièrement porteuse de signes et de symboles. Même si les food courts et les centres commerciaux sont toujours autant fréquentés, on remarque tout de même une evolution dans les priorités des foyers qui impactent ainsi le modèle de consommation.

Le conflit russo-ukrainien a accentué les perturbations aux chaînes d’approvisionnement, faisant flamber les prix des produits alimentaires. Avez-vous noté un changement dans le comportement des consommateurs?

Le contexte international actuel a un impact sur le comportement de l’ensemble des consommateurs. Les effets directs sont principalement des ruptures de stocks et une augmentation de certains prix. À Maurice, ce n’est qu’une pression contextuelle supplémentaire qui force les foyers à accélérer le changement opéré dans leurs stratégies d’achat. Il s’agit aujourd’hui plus que jamais d’être malin et débrouillard lorsqu’on remplit son panier. Il va s’agir d’équilibrer ses choix entre essentiels et superficiels tout en prenant en compte le bénéfice perçu pour l’ensemble des membres du foyer. Les plaisirs personnels seront moins d’actualité.

On parle d’une baisse dans la consommation, alors que la facture de nos importations ne cesse d’augmenter. Est-ce que cela se reflète dans vos enquêtes?

Nous n’évoquerons pas forcément une baisse de la consommation mais plutôt une réaffectation du budget selon les categories et les marques en vue d’une optimisation. Les produits essentiels passent en priorité pour les foyers contraints financièrement.

À l’inverse, les foyers les plus aisés ou disposant d’économies seront tentés de les mobiliser pour anticiper des augmentations de prix, ce qui peut provoquer un certain dynamisme pour des catégories précises d’achats ou des produits qui peuvent être facilement stockés. On a pu d’ailleurs noter un trimestre record pour les ventes de voitures. Pour certains, cela vient aussi contrebalancer la frustration de moins voyager.

Au-delà des biens de consummation considérés comme non essentiels, y a-til des articles entrant dans une alimentation saine et équilibrée qui sont moins consommés ou maintenant préférés dans les tranches de prix inférieures?

De manière générale, si le prix est plus élevé, il y aura une tendance à la baisse et aller sur des produits de substitution. C’est un phénomène que l’on connaît chaque année avec les légumes et les conserves. Lorsqu’en période cyclonique ou de fortes pluies, le prix des légumes augmente, les ventes de conserves de légumes connaissent une progression. Il s’agit ici d’une élasticité de la demande par rapport au prix. Une autre tendance maligne consiste à ne pas rogner sur certains plaisirs mais à choisir de plus petits formats pour respecter le budget.

D’après le Commodity Markets Outlook de la Banque mondiale, les prix des commodités de base vont demeurer historiquement élevés jusqu’en 2024. Quelle incidence sur la consommation?

Une fois de plus, il s’agit d’un facteur contextuel qui risque de faire que les changements dans les modes de consummation s’instaureront de manière durable. En effet, sous la contrainte financière qui persiste, les ménages revoient leur processus de choix et vont mettre en place des routines et des réflexes pour équilibrer au mieux leurs dépenses. Il en ressort que les achats locaux et durables vont devenir prioritaires car ils seront bientôt les seules alternatives raisonnables permettant d’éviter les surcoûts logistiques et de matières premières. Finalement, ce contexte international défavorable ne fait qu’accélérer la fin d’un cycle et le début d’un autre. Il précipite toute une génération qui baignait dans la consommation superficielle en quête de statut vers une consommation raisonnée et durable en quête de sens.

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