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Enjeu

Géopolitique Maurice au beau milieu d’une guerre froide entre l’Inde et la Chine

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Inde

L’affaire du Sniffing comporte des ramifications géopolitiques très larges. À mesure que les pièces du  puzzle se mettent en place, une évidence s’impose Maurice se retrouve au milieu d’une guerre froide à laquelle se livrent l’Inde et la Chine.

LE 1er juillet, l’ancien CEO de Mauritius Telecom, Sherry Singh, balançait sur les ondes de Radio Plus, que le Premier ministre, Pravind Jugnauth, lui avait donné des directives pour permettre à une tierce partie d’installer des équipements visant à capturer des données sur le réseau Internet. Rapidement, l’écheveau s’est démêlé et aujourd’hui, il est clair que toute cette sombre histoire de complot cache des intérêts géopolitiques et géostratégiques. À quel niveau se situe l’implication de l’Inde ? Est-ce que l’administration Modi n’a fait que prêter son expertise pour enquêter sur une hypothétique cyberattaque sur le réseau SAFE ? Ou bien est-elle directement impliquée dans une affaire de capture de données ? Et maintenant, c’est la Chine qu’on veut entraîner dans cette histoire avec l’Hôtel du gouvernement distillant dans la presse des informations voulant faire accroire que Huawei, le géant chinois, qui a installé le réseau de Safe City au coût de Rs 19 milliards, aurait une implication quelconque. Dans tous les cas, la vérité doit se trouver dans ces versions qui tantôt se recoupent, tantôt sont contradictoires.

Une chose est sûre : Maurice se retrouve projeté au-devant de la scène internationale. Et ni l’Inde, ni la Chine n’apprécie être mêlée à ce qui s’apparente à une affaire d’espionnage international.

Pravind Jugnauth et Narendra Modi entretiennent de solides relationsJusqu’ici, Maurice a su habilement utiliser sa position géostratégique à son avantage pour renforcer ses relations privilégiées avec l’Inde et la Chine. Les deux pays ont vu ‘la perle de l’océan Indien’ comme un moyen de s’arrimer en Afrique. Mais si nous ne prenons garde, la Chine avec qui nous venons de signer un accord de libre-échange pourrait bien prendre ses distances. Quant à nos relations avec l’Inde, il y a clairement une trop grande proximité qui inquiète surtout quand il devient de plus en plus évident que les Indiens sont en train de construire une base militaire à Agalega.

 

 

 

Position de fragilité

Amédée Darga, Managing Director de StraconsultCommentant les événements de ces dernières semaines, le Managing Director de Straconsult, Amédée Darga, ne mâche pas ses mots. Il est d’avis que le pays est en train de perdre un capital géopolitique historique pour quelques millions de dollars et pour «l’intérêt égoïste» du parti au pouvoir. «Depuis l’Indépendance, Maurice a intelligemment joué la politique de l’équidistance avec les grandes puissances. SSR disait que notre petite île ‘bizin kamarad ar zot tou’. Maurice a été courtisé de tous, jamais l’épouse d’un puissant. Au moment de l’Indépendance, nous sommes avec les ÉtatsUnis, reconnaissons ‘One China’ et nous avions notre ambassade en URSS. Nous sommes membres du Commonwealth, de la Francophonie et même un membre associé de l’organisation des pays lusophones ! Bref, nous sommes opportunistes avec raison, pour notre intérêt national. Avec ce qui se passe à Agalega et maintenant l’affaire de ‘sniffing’, nous sommes perçus comme étant inféodés à l’Inde», observet-il. Avant d’ajouter que l’Inde n’est pas à blâmer ; ce pays joue ses intérêts nationaux. Rien de plus légitime. C’est Maurice qui joue mal et se met en position de fragilité par rapport aux luttes géostratégiques qui se jouent dans l’océan Indien.

Jocelyn Chan Low, Professeur, Hstorien et PolitologueLe professeur Jocelyn Chan Low, historien et politologue, fait, pour sa part, remarquer que Maurice s’est toujours retrouvé au cœur des rivalités entre grandes puissances dans l’océan Indien. «Faut-il rappeler l’importance de cet océan afroasiatique de par les ressources de ses pays limitrophes et de ses voies de navigation où transite une grande partie du commerce international ? D’où l’importance d’une diplomatie intelligente au service des intérêts sécuritaires et économiques durables du pays. Mais la dimension géopolitique de l’affaire de ‘sniffing’ semble révéler des inepties, maladresses et mauvaises pratiques de toutes sortes qui peuvent à la longue se révéler néfastes pour le pays. Et pourtant, Maurice était connu pour sa capacité à maintenir de bonnes relations avec tous les protagonistes, surtout les pays de peuplement de notre société multiethnique», argue-t-il.

Il est rejoint par le Dr Avinaash Munohur, politologue. Selon lui, Maurice est déjà pris dans ce que l’on pourrait appeler une guerre froide entre d’un côté les pays alliés du QUAD – les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon – et de l’autre, un axe Chine-Russie-Pakistan dont les objectifs régionaux deviennent de plus en plus précis.

Non seulement l’Inde et la Chine sont des pays de peuplement pour les Mauriciens, mais encore, nous entretenons avec eux des relations diplomatiques, économiques, commerciales et culturelles qui datent de plusieurs décennies. «Il n’y a aucune raison pour que ces relations ne continuent pas à s’approfondir et à se développer. Je pense que ces relations historiques évoluent rapidement, au fur et à mesure des évolutions mondiales», soutient le Dr Avinaash Munohur. D’ailleurs, il estime que les territoires océaniques de notre pays constituent un enjeu majeur pour ces deux pays. L’Inde y voit le moyen du développement d’une sphère d’influence qui lui fait aujourd’hui défaut et d’un ‘buffer’ extrêmement important pour sa propre sécurité. Alors que la Chine y voit surtout une zone de passage obligée pour ses routes commerciales vers le continent africain.

Le Pr Jocelyn Chan Low rappelle que ces deux pays ont des intérêts conflictuels, notamment par rapport à leur présence dans le sud-ouest occidental de l’océan Indien. Pour lui, une guerre froide s’est déjà installée. Et c’est dans ce contexte trouble qu’il est impératif pour Maurice d’avoir une diplomatie intelligente, réfléchie, capable de naviguer pour protéger ses intérêts, sans être inféodée à un ou l’autre des protagonistes. Au passage, il prévient que toute guerre froide peut à n’importe quel moment dégénérer en une situation inconfortable, voire dangereuse.

Pierre Dinan, ÉconomisteDe son côté, l’économiste Pierre Dinan est d’opinion que Maurice représente un ‘hub’ pour les deux puissants pays. Il insiste sur le fait que Maurice devrait garder sa position de neutralité et non se mettre à dos les puissances mondiales. «Maurice doit se montrer rusé et professionnel. Cela est dans l’intérêt de tous. Notre île est le pont entre plusieurs pays et permet d’atteindre l’Afrique», souligne-t-il.

Par ailleurs, Avinaash Munohur rappelle que suite à l’accord commercial conclu avec la Chine, Maurice estDr Avinaash Munohur, Politologue perçu comme un point de passage hautement stratégique pour l’initiative String of Pearls, qui comprend un ensemble d’aménagements et d’infrastructures portuaires autour du bassin de l’océan indien. «Nous savons également que l’accord passé avec la Chine a tout de suite été suivi par un accord commercial signé avec l’Inde. La vitesse de la réaction indienne démontre une inquiétude que peut avoir la Grande péninsule de voir Maurice basculer dans le camp chinois, ce qui serait intolérable pour elle», analyse-t-il. Dans le même ordre d’idées, le Pr Jocelyn Chan Low fait remarquer que Maurice n’est pas signataire de la nouvelle route de la soie malgré les retombées positives économiques que cela aurait entraîné. Il y voit des considérations diplomatiques et géopolitiques, pour ne pas froisser l’Inde. Poussant plus loin son argumentaire, il soutient qu’avec le développement économique spectaculaire qu’a connu la Chine depuis Deng Xiao Ping, il était inévitable que la Chine allait projeter son influence en Afrique, un continent immensément riche en matières premières et autres ressources. Et de conclure : «Nul besoin de revenir sur l’importance de la Chine-Afrique dans la vision des dirigeants chinois. Pour protéger ses routes de commerce vers l’Afrique et assurer la protection de ses nombreux ressortissants qui y résident, elle a été contrainte de développer sa capacité navale et militaire dans la région».

Agalega : Souveraineté amoindrie

AgalegaDepuisle reportage d’Al Jazeera publié en août 2021, il apparaît manifeste que l’Inde est en train de construire une base militaire sur Agalega. Récemment, le leader de l’Opposition, Xavier-Luc Duval, a acculé à plusieurs reprises le Premier ministre sur ce dossier. Mais Pravind Jugnauth n’a pas voulu dévoiler les détails de l’accord passé entre l’Inde et Maurice en 2015.

Pour le Dr Avinaash Munohur, «s’il y a effectivement une base militaire en construction à Agalega, nous devons comprendre la raison de cette installation. La Chine est en négociation avec le gouvernement malgache pour une base militaire à Madagascar, en plus de la base militaire qu’elle a déjà à Djibouti. La Chine investit massivement dans des installations portuaires au sud du Pakistan et au Myanmar, en plus d’avoir saisi un port majeur au Sri Lanka. De ce fait, nos eaux territoriales sont entourées d’installations chinoises – installations portuaires et militaires. Comment donc assurer notre propre sécurité à partir de là ? Ceci ne signifie bien évidemment pas que nous devons sacrifier une once de notre souveraineté. De ce point de vue, il est impératif que le gouvernement rende publique le MoU passé avec l’Inde»

Pour Amédée Darga, il est nécessaire de comprendre que l’océan Indien a depuis des siècles été une zone de grands enjeux géopolitiques, géoéconomiques et commerciaux. Quant à l’île Maurice, elle était stratégiquement située sur cette route. «Aujourd’hui, l’océan Indien est devenu un enjeu de très grande importance dans la logistique du commerce international. Il est estimé que plus de 90 000 navires de commerce passent par l’océan Indien. L’océan Indien, c’est aussi 40 % du commerce de carburant. Cet espace renferme d’immenses richesses minières sur les côtes et sous la mer. L’océan Indien, c’est également le positionnement militaire par rapport à l’Afrique, au Moyen-Orient et en partie de l’Asie», explique-t-il.

Pour le Pr Jocelyn Chan Low, «il faut être naïf (ou un parfait idiot) pour croire qu’un État investirait gratuitement des milliards pour transformer une île aussi commode pour ses projets navals et militaires en station balnéaire pour touristes en quête d’exotisme ! Le gouvernement mauricien a le devoir de jouer la carte de la transparence s’agissant de l’accord signé avec l’Inde», lance-t-il. Il ajoute que dans un contexte géopolitique aussi dangereux pour la paix et la stabilité de la région, le peuple mauricien doit savoir ce qui se trame derrière son dos, surtout suite aux révélations dans la presse indienne.

 

Le Premier Ministre a rencontré le président de la Chine, Xi Jinping, en 2018Comment Maurice doit renforcer ses relations avec la Chine et l’Inde

AU pied du mur, Maurice doit aujourd’hui réajuster sa politique internationale. Pour le Dr Avinaash Munohur, ce processus requiert une réforme sérieuse de nos outils diplomatiques, avec un ministère des Affaires étrangères qui sache naviguer dans un monde et une région qui vont devenir de plus en plus complexes et instables. La stratégie mauricienne doit rester fondamentalement la même : jouer le jeu du non-alignement et négocier au cas par cas pour nos intérêts propres.

Quant à Amédée Darga, il est d’avis que les accords commerciaux existants avec les deux pays sont peu utilisés. «Nous devons nous focaliser à en tirer le maximum en assurant de combler notre ‘Supply side deficit’. Il faut garder les excellentes relations que nous avons avec les deux pays, mais assurer de garder un équilibre dans nos relations avec ces deux puissances. Qui bénéficiera des minéraux ou éventuellement du pétrole et du gaz dans nos eaux ?» se demande-t-il.

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