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Les emplois qu’on veut … ou qu’on ne veut pas.

L’actualité évoque les problèmes britanniques découlant de l’insuffisance de main-d’œuvre dans divers secteurs. Il y a un manque de chauffeurs de poids lourds et il y a donc des retards de livraison aux stations-service et à certains supermarchés. Il y a un manque de main-d’œuvre dans les abattoirs de volatiles et on prédit, en conséquence, un manque de dindes proprement déplumées pour la Noël. Dans le secteur des restaurants et des hôtels, on ne trouve presque plus de citoyens de sa majesté pour faire la plonge, faire les chambres, servir à table… Mais heureusement que pour l’heure, les touristes ne sont pas encore totalement revenus. Le New York Times du 14 septembre parle de débits de bière dans les pubs qui ne trouvent pas d’employés, de manque de Diet Coke dans certains supermarchés et d’absence de milk shake chez McDonald’s…

«Nous ne sommes pas ce que l’on peut encore appeler une économie riche ou sophistiquée, mais elle vieillit rapidement et notre population réagit déjà assez fortement contre certains types d’emplois… Il y avait au total un peu plus de 30 000 étrangers travaillant chez nous à mars 2019»

La contradiction ? Il y a aujourd’hui 20 % de plus d’offres d’emplois qu’avant la pandémie (1,7 million d’offres d’emploi), mais aussi 250 000 chômeurs de plus – alors que l’on ne compte pas encore environ un million d’employés ‘mis en congé’ et payés à 80 % par le gouvernement jusqu’à ce mois-ci (selon le système dit de ‘furlough’) et qui vont se retrouver, dans beaucoup de cas, en situation délicate de… chômage aussi. La pandémie a, par ailleurs, fait un certain nombre de travailleurs reprendre des cours pour améliorer leur ordinaire ou changer leurs perspectives, alors que le Brexit a fait disparaître la flexibilité avec laquelle on pouvait employer sur le continent, pour les emplois qui n’intéressent pas les Britanniques. À la fin du jour, il y a inadéquation (mismatch) entre les offres d’emploi et la demande ! Le même problème surgit ces jours-ci aux États-Unis et menace même, en partie, la reprise économique sous Biden. L’immigration qui a été, pendant longtemps, la solution tant pour les récoltes de fruits et de légumes que du baby-sitting, est aujourd’hui un goulot d’étranglement de plus…

C’est l’historien Arnold Toynbee, je pense, qui a écrit que «The real test of any civilization is to find out who will do the menial jobs». Depuis que le monde est monde, peut-on dire, les civilisations plus puissantes ont requis de la main-d’œuvre étrangère. La civilisation romaine, par exemple, s’est largement développée en cooptant de la main-d’œuvre sous forme d’esclavage pour travailler les mines et les champs mais aussi pour consolider ses armées. Les civilisations égyptiennes n’ont pas fait différemment. Depuis le début du 19e siècle, l’esclavage n’étant plus de mise, les pays et les puissances qui ont eu besoin de main-d’œuvre pour se développer ont essayé des combinaisons de migrations ouvertes alors que l’économie explose (par exemple, l’immigration venant du Commonwealth, encouragée vers la Grande-Bretagne, pour reconstruire après la guerre 39-45* ou celle provenant du sud, du centre et de l’est de l’Europe, entre 1880 et 1920, vers les États-Unis), de migrations contrôlées (Singapour, Canada, Australie), de recrutements purement temporaires comme aux Émirats arabes unis (Dubaï pour la construction, la domesticité et les hôtels, par exemple) ou de la natalité plus forte. Michel Debré a ainsi été un nataliste puissant en métropole française et un anti-nataliste féroce à l’Outre-mer et il est, à tort ou à raison, mais certainement à tout jamais, depuis associé à ce que l’on a délicieusement appelé «l’argent braguette».

«54 % des chômeurs ne possèdent pas un School Certificate et 16 % ne détiennent même pas un CPE… Pourquoi ne trouvent-ils donc pas à s’employer dans la zone franche, dans les magasins ou dans la construction ?»

Les pays dont la natalité baisse mais qui sont inconfortables avec ou qui rendent difficile l’immigration (Corée du Sud (**), Japon) vont connaître de sérieux défis, que la robotisation seule ne pourra pas solutionner. Les pays qui ont de sérieux réservoirs de main-d’œuvre et/ou une natalité relativement plus forte (Chine, Asie du Sud, Afrique, Amérique centrale) font partie des zones appelées, pour un temps, à combler une partie des besoins de main-d’œuvre du monde développé ou riche (Amérique du Nord, Europe, Australasie, Moyen-Orient), notamment pour les travaux ingrats que les citoyens de ces zones rechignent à faire. Qu’ils soient invités ou pas. Ce qui va engendrer, à coup sûr, des réactions nativistes, style Orban, Le Pen ou Trump. En parallèle, ces pays ne se font pas prier pour attirer et retenir «the brightest and the best» venant de pays moins bien fortunés : des médecins, des informaticiens, nos lauréats ; de la crème quoi, d’autant que ceux-là ne sont souvent pas très stimulés à rester dans leurs pays qui ne récompensent pas la méritocratie ! A contrario, un nombre croissant de citoyens du monde développé, profitant d’accès Internet et aériens de plus en plus compréhensifs rêvent parfois de s’installer dans des pays plus ‘naturels’, plus ‘authentiques’ et au moins plus plaisants. Maurice joue cette carte énergiquement, mais pas toujours très sincèrement…

Ces équations nous concernent et nous n’y échapperons pas. Nous ne sommes pas ce que l’on peut encore appeler une économie riche ou sophistiquée, mais elle vieillit rapidement et notre population réagit déjà assez fortement contre certains types d’emplois. Ainsi, les Bangladais, les Népalais ou les Malgaches que l’on retrouve dans l’alimentation, dans la construction, le secteur de la pêche ou en zone franche – où 46 % de l’emploi est maintenant occupé par des étrangers. Ils étaient, au total, un peu plus de 30 000 travaillant chez nous à mars 2019. Les statistiques plus récentes ne sont pas disponibles, mais il serait surprenant d’apprendre que ces expatriés sont largement retournés chez eux durant la pandémie. En parallèle, la situation du chômage s’est aggravée comme le témoigne la 12e édition des Economic and Social Indicators du bureau des statistiques, analysant l’emploi pour 2020.

En effet, entre 2019 et 2020, il y avait 33 400 emplois (6 %) de moins, mais surtout aussi 42 000 personnes (c’est-à-dire 39 600 personnes de plus qu’en 2019) cataloguées comme potentiellement intéressées à travailler (potential labour force). L’explication proposée est qu’en 2020, le lockdown aura forcé de nombreux travailleurs, tant auto-employés que se trouvant dans le secteur informel, à rester chez eux, ce qui les empêchait de chercher à s’employer. Si cela se tient, la relance économique devrait les réabsorber assez rapidement, encore que ces chiffres seront compensés par un certain nombre d’emplois jusqu’ici artificiellement maintenus en vie par une interdiction de licenciement et qui pourraient maintenant basculer, suivant diverses formes de difficultés financières.

Mais le plus inquiétant se trouve ailleurs. Si le taux de chômage qui grimpe à 9,2 % devrait inquiéter et que la baisse des économiquement actifs par 2,4% devrait faire sourciller, c’est au paragraphe 23 que l’on nous rappelle que 54 % des chômeurs (28 100 individus) ne possèdent pas un School Certificate, d’on-ne-sait d’ailleurs combien de credits et que 16 % (8 325 individus) ne détiennent même pas un CPE ! (***). Ce n’est pas avec eux que l’on va développer la pharmaceutique ou l’intelligence artificielle ou encore la cybercité, n’est-ce pas ? Et pourquoi ne trouvent-ils donc pas à s’employer dans la zone franche, dans les magasins ou dans la construction ?

Nous n’avons pas de réponse satisfaisante à ces questions à ce stade, mais on peut soupçonner qu’ils ne veulent pas ce type d’emploi, préférant un job ‘pop’ dans le gouvernement ou l’industrie du cinéma peut-être, ou alors que leur attitude ou leur rendement au travail ne convient pas aux employeurs ou encore que ce sont autant de cas ‘sociaux’. Seul le ministère du Travail pourrait faire connaître le profil de ces chômeurs, ainsi que ceux des 42 000 personnes faisant partie du «potential labour force».

Question finale : si toutes ces personnes ne travaillant pas étaient regroupées dans un stade face à des employeurs potentiels, qui trouverait à se faire employer ? De ce partage de réponses pourrait dépendre l’avenir de l’emploi et de la paix sociale dans le pays.

 

Philippe A. FORGET 

 

(*)https://www.bbc.co.uk/bitesize/guides/zx93tyc/revision/1

(**)https://carnegieendowment.org/2021/06/29/demographics-and-future-of-south-korea-pub-84817

(***) 10 300 possèdent, par ailleurs, un degré tertiaire, mais on ne sait ni pour quel ‘sujet’, ni de quelle qualité.

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