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Vina Ballgobin : «À Maurice, il y a une hostilité envers tout ce qui tourne autour de l’évaluation du travail, du rendement, de la performance des académiques»

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L’ambition de Maurice de se positionner comme un centre du savoir et d’excellence reste une vision louable car inscrite dans une logique d’innovation et de création de valeur, soutient Vina Ballgobin, Senior Lecturer à l’Université de Maurice.

Quelle analyse faites-vous du secteur de l’éducation tertiaire à Maurice ?

D’abord, parlons de la politique éducative ou des plans stratégiques pour le secteur tertiaire. Les gouvernements successifs continuent de promouvoir ce secteur afin d’assurer le développement du capital humain. C’est incontournable dans un monde dominé par la technologie. Puis, le monde devient plus instable, à cause des catastrophes naturelles récurrentes et des conséquences financières. Un exemple : la Covid-19. Ce problème requiert des ressources humaines qui ont la capacité de trouver des solutions nouvelles.

Le Strategic Plan 2022-2025 de la Higher Education Commission (HEC) fait aussi un appel aux institutions tertiaires ou aux Higher Education Institutions (HEI) pour que les ressources humaines soient plus autonomes et plus créatives dans le monde de la connaissance et de l’innovation. Comme d’habitude, les décideurs expriment le souhait que les têtes pensantes se réinventent pour que le pays devienne plus résilient ; je pense que c’est louable. L’autre objectif, c’est que Maurice devienne un knowledge hub en attirant des jeunes du continent africain ou de l’Inde, ou d’autres pays en voie de développement. Je pense que c’est irréaliste à moins de dépasser les universités sud-africaines en termes d’enseignement, de recherches et d’infrastructures.

Maintenant, qu’en est-il de la réalité du terrain ? Posons-nous trois questions. Est-ce que les HEI sont réactives et œuvrent dans le sens de satisfaire les besoins contemporains – éducatifs et professionnels ? Quelle est la capacité réelle des institutions à s’adapter pour tailler des programmes innovants ? Et les parents suivront-ils et inscriront-ils leurs enfants pour suivre ce genre de programmes ? À Maurice, une poignée croit dans l’innovation. La société prend beaucoup de temps pour accepter de tout petits changements. Certains programmes ne sont pas offerts, faute d’inscrits… Y a-t-il des recherches pertinentes qui auront un impact sur la société ? Il est urgent de développer non seulement la curiosité mais aussi le sens de l’éthique au sein de toutes les instances de la société mauricienne. Étant donné les réalités mauriciennes, la fuite des cerveaux (brain drain) est très élevée.

Y a-t-il résilience et engagement pour développer des partenariats à tous les niveaux : national, régional et international ? L’internationalisation est une réalité. Étant donné les difficultés financières dans le monde, et l’utilisation des nouvelles technologies pour l’enseignement, il y a forcément partage des ressources humaines. Je connais bien l’UoM. Il y a définitivement une volonté d’aller dans ce sens. Quelques années de cela, le HRDC avait été invité à la FSSH pour informer les enseignants de la situation pour les étudiants en Lettres et Sciences humaines. Des programmes ont alors été taillés pour satisfaire les besoins du marché du travail. Quand il y a un manque de ressources humaines, certains partenaires internationaux dispensent certains modules et font aussi du capacity building, notamment en Translation Studies et Western Music Studies, par exemple. Les programmes accrédités dans diverses facultés sont suivis de près par les partenaires afin d’assurer que la qualité ne soit pas compromise.

Aujourd’hui, l’objectif n’est pas de constituer une masse de diplômés mais de former des personnes compétentes pouvant contribuer au dynamisme économique du pays. Sommes-nous dans la bonne direction ?

Pour réussir dans cette direction, il faut des facilitateurs et des catalyseurs. Il y a donc plusieurs obstacles. Le premier obstacle se situe au niveau de l’obsolescence des institutions. La majorité des institutions fonctionne sur un ancien modèle. Il y a donc une différence de mentalité entre les décideurs et une bonne partie des acteurs de terrain. Nous connaissons les problèmes associés à l’éthique qui affectent l’image des universités, par exemple. Par ailleurs, les institutions publiques doivent parfois se plier aux exigences d’un gouvernement sans forcément le vouloir.

Le deuxième obstacle concerne les ressources humaines. Ceux qui ont l’esprit entrepreneur et audacieux sont peu nombreux au niveau des formateurs des formateurs ou formateurs des futurs professionnels. La majorité est indifférente. Pire, certains continuent de penser que les HEI doivent conserver un rôle traditionnel où les maîtres dispenseront la connaissance et leurs disciples devront les suivre aveuglément. Et malheureusement, ils arrivent à former ce genre de jeunes qui demeurent des sous-fifres serviles. La Chine rentre de plain-pied dans les International Rankings. Pourquoi ? Ces universités embauchent les meilleurs enseignants-chercheurs internationalement, les salaires sont attrayants et les moyens financiers pour travailler sont importants. Par conséquent, la qualité générale de la performance universitaire s’améliore considérablement.

Le troisième obstacle se situe au niveau des financements. Il y a beaucoup de HEI publiques avec des financements limités au sein de chaque institution. L’annonce de l’éducation tertiaire gratuite en 2019 avait un coût d’environ Rs 600 millions. Or, les institutions qui sont en haut des International Rankings ne sont pas pauvres, que ce soit aux États-Unis ou en Chine. Faut-il réintroduire des frais d’inscrip[1]tion plus élevés ? Cette question est biaisée politiquement.

Finalement, le quatrième obstacle porte sur l’absence d’une culture de l’évaluation. À Maurice, il y a une hostilité envers tout ce qui tourne autour de l’évaluation du travail, du rendement, de la performance des académiques. Et pourtant, c’est une chose courante dans les grandes universités. Si un enseignant singapourien demande à ses étudiants de mener un travail de terrain et, ensuite, il utilise les données pour sa propre publication, il sera viré de l’institution après son évaluation. Mais Singapour engage les meilleurs formateurs. Alors, le risque d’utiliser les travaux des étudiants ne se pose même pas. Il existe un cadre bien défini pour mener la recherche. Malheureusement, pour plusieurs raisons financières et autres, dans certains pays en voie de développement, ce n’est pas le cas.

Dans ce nouveau paradigme, il est impensable qu’un étudiant sorte de son cursus académique de trois ans sans disposer d’expériences professionnelles. Comment aller vers la professionnalisation et le développement pendant le cursus académique ?

Il existe déjà plusieurs moyens d’offrir une expérience professionnelle aux jeunes. Le stage est intégré au programme normal suivi et c’est obligatoire pour compléter le cursus. Il y a aussi les programmes spéciaux extra curriculaires montés pour envoyer les étudiants en stage professionnel pendant les vacances. Ce n’est pas obligatoire pour compléter le cursus mais l’étudiant cumule des crédits. Il y a les études en alternance ; théorie au sein de l’institution et pratique obligatoire au sein de l’entreprise. Et finalement, les programmes conçus en lien avec les entreprises pour répondre directement à leurs besoins.

Concernant l’immersion en entreprise, l’île Maurice est si petite. Alors les entreprises sont rapidement saturées de stagiaires. Il est difficile d’accepter des stagiaires de toutes les institutions éducatives. Dans certaines HEI, les jeunes cherchent un stage en autonomie et ils acceptent l’offre sans grande motivation. Maintenant, à cause du brain drain, les institutions tertiaires acceptent des étudiants qui n’ont pas le niveau académique requis à l’entrée. Après deux ou trois ans, certains jeunes arrivent à combler leurs manquements, d’autres non. Les entreprises se plaignent souvent de l’absence de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être des étudiants. C’est un problème important.

Nous faisons face à la dure réalité que la rémunération moyenne des étudiants avec une licence est en chute alors que le coût de l’éducation augmente considérablement. Selon-vous comment adresser ce problème ?

Il ne faut pas exagérer. Les frais sont limités à Maurice pour la majorité des programmes universitaires car l’éducation est gratuite. Les parents sont disposés à payer pour des frais bien plus élevés ailleurs dans le monde.

En ce qui concerne la rémunération, les jeunes souhaitent obtenir un salaire important dès leur arrivée sur le marché du travail ; ils oublient très vite leurs manquements quand ils ont leur diplôme en poche. Cela fait sourire les chefs d’entreprise car la performance attendue n’est pas souvent au rendez-vous. Ils doivent continuer à former les jeunes, pas forcément sur le plan du savoir théorique, mais pour le savoir-faire, le savoir-être, le savoir se comporter, entre autres.

Maurice est un pays d’émigration et le restera encore longtemps car le changement climatique et l’amplification de la corruption sont des réalités. Le brain drain continuera de nous affecter. Si les jeunes qui restent à Maurice ne redoublent pas d’efforts pour se perfectionner, ils ne pourront pas aspirer à percevoir un salaire plus important. Il ne faut pas rêver !

En plus des problèmes de skills mismatch, les employeurs signalent le manque de soft skills et de compétences socio-émotionnelles chez les jeunes entrant sur le marché du travail. N’est-il pas nécessaire que les institutions agissent à ce niveau ?

Oui. Définitivement. Il y a quelques années, j’avais monté un programme avec le CNF-AUF du campus de Réduit de Maurice pour développer les soft skills chez les jeunes inscrits en Lettres. C’était gratuit et les étudiants devaient suivre les cours à titre volontaire. Cela a porté ses fruits. Deux de ces étudiants ont obtenu une bourse pour Zhejiang University en Chine. Là-bas, ils ont brillé en raflant le premier prix d’innovation pour le recyclage de la nourriture de la cantine universitaire à la suite d’une compétition inter-universitaire. Suite à cela, l’université chinoise leur a donné les moyens nécessaires pour ouvrir leur petite entreprise en Chine. Aujourd’hui, l’un d’eux a une entreprise de recyclage d’objets dont les Mauriciens souhaiteraient se débarrasser localement.

Mais ce genre de programme est forcément un ajout au cursus normal. Il faut parfois rémunérer les spécialistes. On ne trouve pas toujours de sponsors. Qui acceptera de payer ? Et combien un étudiant est-il disposé à payer ?

Notre partenaire pour le Confucius Institute est l’université de Zhejiang. C’est la troisième université en Chine continentale et parmi les 100 premiers du Times Higher Education World Reputation Rankings et le QS World University Rankings. Ils ont beaucoup de programmes pour développer les soft skills chez les jeunes. Là-bas, ils encouragent les jeunes à devenir des think tanks à travers un engagement actif lors de ces compétitions inter-universitaires, que ce soit pour développer l’énergie propre, aider le milieu rural, ou solutionner d’autres problèmes de société.

Zhejiang University agit comme facilitateur pour le décollage des start-up des étudiants qui sont primés. Aujourd’hui, plus de 100 entreprises de très haut niveau, en Chine ou ailleurs dans le monde, sont issues de la bulle professionnelle de Zhejiang University. Pour que les étudiants développent une ouverture d’esprit, une certaine curiosité et leur capacité d’innovation, Zhejiang favorise les échanges inter-universitaires. Les étudiants chinois vont dans d’autres pays et les étudiants étrangers se déplacent à Zhejiang pour le partage des savoirs et développer des compétences interculturelles.

Malgré le fait que Zhejiang University se trouve dans une riche province, il y a aussi des innovations et des compétitions dans le domaine des lettres et de la culture car cette université vise le développement global de l’étudiant. Là, il faudrait que les Student Unions de Maurice se réinventent. Ces unions sont très archaïques… et calquent trop sur les évènements politiques. Il faudrait démarrer des compétitions inter SU comme en Grande-Bretagne. Là-bas, les étudiants ne se satisfont pas de fêtes culturelles mais ils développent des activités pour se cultiver tout le long de l’année. Ils mènent en parallèle des activités volontaires pour le développement durable. Ils ont leur propre think-tank et s’entraident mutuellement en organisant des ‘mentor sessions’ pour les plus jeunes. Ils dispensent des cours pour ‘widen social participation’ and ‘safeguard training’. Et ils ont des activités spécifiques pour évaluer leur SU et toujours faire mieux pour avoir un pied dans le monde social et professionnel, et l’autre pour exceller dans le domaine académique… Et tout cela, à titre volontaire.

Pour finir, nous ne pouvons pas parler de la formation supérieure sans aborder ce qui se passe au sein des familles et de la société. Un jeune ne rentre pas dans une institution tertiaire en laissant ses acquis depuis son enfance à la porte. Maurice est une société de consommation par excellence ! Est-ce que c’est un choix des parents que la majorité des jeunes choisissent la gratification immédiate en n’importe quelle circonstance ? C’est une attitude qui paralyse certaines formations car la culture du travail est absente chez la majorité des jeunes. Il est urgent que les jeunes comprennent que la fin ne justifie pas les moyens rapides avec absence de déontologie. Il faut de la persévérance et de la patience pour atteindre l’excellence !

Pour ceux qui ne peuvent pas atteindre le niveau requis, il faut valoriser d’autres types de diplômes. Il faudrait plus de partenariat avec les IUT en France. Ces Instituts sont rattachés aux universités. Ces diplômes sont tellement demandés en France – car axés sur les métiers – qu’il y a même des concours d’entrée. La formation générale et technologique est orientée vers les secteurs de l’industrie et des services, assortie ou non d’options. Les DUT sont aussi préparés dans le secteur para-médical et social. Le cursus intègre toujours des stages en entreprise de dix semaines minimum. Nous avons une population vieillissante et pas suffisamment de ressources humaines pour s’en occuper…

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