Type to search

En couverture

Carl Ah Teck (Gamma-Civic): «Le leadership politique est primordial à l’avancement du pays»

Share
Carl Ah Teck (Gamma-Civic): «Le leadership politique est primordial à l’avancement du pays» | business-magazine.mu

Le patron du groupe Gamma sort de son mutisme. Dans une interview exclusive à Business Magazine, Carl Ah Teck revient sur les déboires de Lottotech et annonce la nomination de Geoffroy Dedieu au poste de Managing Director de Gamma-Civic Ltd.

BUSINESSMAG. Dans son dernier bilan financier, le groupe Gamma évoque un environnement local «challenging». Quels sont donc ces défis qui affectent vos opérations, Carl Ah Teck ?

Le groupe Gamma est présent dans des secteurs qui sont des piliers de l’économie mauricienne, soit la construction, l’hôtellerie et le secteur foncier. De ce fait, nous sommes dépendants des effets des économies tant locales qu’internationales. S’agissant de l’industrie de la construction, nous nous attendions à ce qu’elle soit en plein essor en 2017, mais le véritable démarrage ne commence que maintenant. Ce retard nuit aux opérateurs de ce secteur aussi bien qu’aux industries et activités connexes, à savoir les matériaux de construction et le ciment.

Concernant l’hôtellerie, nous constatons une reprise depuis un certain temps, qui est le résultat des efforts des autorités pour promouvoir la destination mauricienne. Les Assises du tourisme permettront de revoir le positionnement du pays et sa stratégie dans les années à venir. C’est un pas en avant. Cependant, n’oublions pas que le tourisme est tributaire de facteurs exogènes qui peuvent nous déstabiliser à tout moment.

Ayant pour stratégie la diversification de son portefeuille d’investissement, Gamma s’est tourné vers de nouveaux secteurs comme la loterie. Or, la loterie nationale a subi les frais des mesures budgétaires de 2015, qui ont interdit toute publicité autour des jeux et la vente des cartes à gratter. L’impact sur la compagnie a été désastreux.

Un autre challenge auquel nous les entrepreneurs faisons face, est le manque d’encouragement et de transparence dans la mise en œuvre des «declared government policies». En 2016, nous basant sur les mesures budgétaires qui visent à positionner Maurice comme un centre de gestion privé pour les clients internationaux, Gamma décide d’investir dans le secteur financier. Avec toute une équipe de professionnels ayant une expérience avérée dans ce domaine financier, la compétence et l’aptitude requises pour avoir opéré dans des centres financiers internationaux, nous avons travaillé un dossier selon les directives établies par l’institution en question. Six semaines après la soumission de notre dossier, Gamma reçoit une correspondance de l’institution qui, en deux lignes, nous informe que notre demande a été rejetée, sans aucune justification, alors que notre projet est en conformité avec la politique du gouvernement pour le secteur financier. Cette attitude cavalière est absolument frustrante et freine la volonté d’entreprendre, d’autant plus que nous avons prouvé notre solidité et notre volonté d’innover pour ramener de la valeur à l’économie du pays.

BUSINESSMAG. À vous entendre, il faut également ajouter la politique à cette liste, surtout après les déboires de Lottotech dans le sillage de la «lutte contre une Nation Zougadère» ?

Nous, ainsi que nos 12 000 actionnaires, avons souffert de la décision unilatérale des autorités. Les jeux ne datent pas d’hier. Dans les sociétés matures et sophistiquées, les jeux ont une importance économique et financière, en termes d’emplois directs et indirects, et participent au développement de nombreux secteurs économiques. Le principal bénéficiaire est l’État car c’est une source de revenus non négligeable. À Maurice, Lottotech a créé plus de 300 emplois directs et indirects et a permis à des petits commerces de se développer.

Je tiens à faire ressortir qu’avant même que les autorités ne parlent de jeux responsables, nous avions déjà les garde-fous pour la promotion du jeu responsable. Dès ses débuts, Lottotech a opéré selon les Best International Practices. D’ailleurs, la CEO de Lottotech, Michelle Carinci, a été une des chevilles ouvrières du Responsibility Program de la World Lottery Association (WLA), qui est reconnue comme une autorité dans le monde de la loterie et applique des principes d’éthique stricts. En tant que membre de cette association, Lottotech est tenue par ces principes d’éthiques stricts et, à ce titre, doit s’assurer que nos joueurs et partenaires agissent de façon responsable vis-à-vis du jeu.

D’ailleurs, selon une étude réalisée par Ipsos, une personne consacre à Maurice en moyenne Rs 63 par semaine au loto. L’objectif de la loterie nationale, dont Lottotech est l’opérateur au nom du gouvernement, est de réglementer l’industrie du jeu qui rapporte à l’État des revenus qui, en retour, financent des projets dans les secteurs de la santé, de l’éducation, du sport et de la culture. Cependant, avec la mise en œuvre des mesures budgétaires de 2015, notre contribution au Consolidated Fund qui était de l’ordre de Rs 800 millions a baissé considérablement et cela a aussi impacté nos détaillants.

BUSINESSMAG. Honnêtement, pensez-vous que l’objectif était effectivement de contenir l’engouement de la population pour le jeu ou était-ce un règlement de comptes ?

Nous ne mettons pas en doute la bonne volonté du gouvernement de responsabiliser la population vis-à-vis des jeux en général. Lottotech est tout à fait en faveur du «responsible gaming». Elle a toujours prôné la règle d’or de l’industrie du jeu, qui est la transparence pour combattre les jeux clandestins car c’est l’État qui perd gros.

Selon un article publié par Business Magazine et l’express, le marché noir a été estimé à plus de Rs 5 milliards. L’autre aspect des activités illégales de cette industrie où Lottotech compte bien apporter son soutien au gouvernement, c’est la mise en place des réglementations pour la protection des joueurs victimes des opérateurs malhonnêtes et sans scrupules qui, par exemple, permettent aux mineurs de jouer et encouragent les jeux à crédit.

Par contre, ce qui nous a surpris, c’est que les mesures budgétaires 2015 ont pénalisé la loterie nationale tout en favorisant les casinos. C’est contradictoire. Cependant, quand Lottotech s’est retrouvée face à ce fait accompli, la direction a immédiatement réagi et a pris les mesures nécessaires pour mitiger les impacts. Elle a restructuré l’entreprise, préservé le maximum d’emplois possible, tout en trouvant d’autres solutions pour contenir la perte de valeur pour nos actionnaires. Il est compréhensible que les actionnaires se soient exprimés avec virulence lors des deux dernières assemblées générales de la compagnie. Cependant, il est tout de même réconfortant que ces derniers reconnaissent les efforts entrepris par la compagnie pour limiter les coûts et améliorer sa performance.

BUSINESSMAG. C’est pour éviter ce genre de situation que la direction de Gamma a choisi la discrétion ?

La discrétion est ancrée dans notre culture. Toutefois, nous dialoguons avec tous nos partenaires et ne faisons pas de déclaration simplement pour des effets d’annonce. Depuis plus de trente ans, Gamma est présent dans le paysage économique de Maurice et en tant que tel, nous travaillons avec tous les gouvernements. Notre priorité demeure la création de la valeur pour l’entreprise, les actionnaires et les employés et pour le développement du pays.

BUSINESSMAG. En juin 2015, le groupe dévoilait un plan de réorganisation. Deux ans après, qu’est-ce qui a changé ?

Entre juin 2015 et aujourd’hui, Gamma a beaucoup changé. Détenu majoritairement et géré par la famille Ah Teck, Gamma a entamé une étape importante de son histoire. Les entrepreneurs fondateurs ont choisi de clairement définir le rôle des propriétaires, des gestionnaires et des membres du conseil d’administration, conformément aux meilleures pratiques de bonne gouvernance à travers le monde afin d’assurer une transition souple pour la prochaine génération de propriétaires et gestionnaires.

Aujourd’hui, Gamma s’est transformé en une société d’investissement avec un «private equity mindset», engagée dans des sociétés opérationnelles dirigées par des gestionnaires professionnels sous la direction de leurs conseils d’administration respectifs. De plus, nous avons mis en place une charte de bonne gouvernance pour promouvoir une culture d’entreprise saine et assurer la transparence et la responsabilité de tout un chacun. La direction, au niveau du groupe, supervise le bon fonctionnement des filiales à travers une équipe dirigeante compétente.

Le conseil d’administration, au niveau du groupe, joue un rôle clé en définissant l’orientation stratégique de Gamma. Au sein de ce conseil, nous avons des directeurs compétents qui contribuent positivement aux échanges et à la prise de décisions.

BUSINESSMAG. Qu’en est-il de la présence de la famille Ah Teck dans la gestion au quotidien de la société ?

En juin 2015, tous les administrateurs exécutifs, majoritairement la famille Ah Teck, se sont retirés du «day-to-day running» de la société pour tenir un rôle de non-exécutifs au sein du conseil d’administration. Cela faisait partie d’un plan initié en 2011 avec pour but de professionnaliser la compagnie et d’assurer sa pérennité. La famille Ah Teck demeure le plus gros actionnaire et continue à participer activement aux décisions stratégiques au niveau du conseil aux côtés d’autres directeurs indépendants.

En novembre 2016, j’ai accepté, à la demande du conseil d’administration, de revenir en tant qu’Executive Chairman le temps d’une transition vers une nouvelle équipe de direction. Notre nouveau Managing Director à Gamma-Civic Ltd, Geoffroy Dedieu, prendra ses fonctions en août prochain. Geoffroy est juriste de formation, avec un MBA de l’INSEAD. Il a eu une longue carrière dans le secteur financier chez Julius Baer, Fortis and Crédit lyonnais à Singapour et puis comme CEO d’un family office à Londres. Geoffroy sera épaulé par notre directeur financier, Twalha Dhunnoo, qui a été Audit Manager chez EY, pour ensuite faire carrière à Londres chez Mellon International, Deutsche Bank et Gatehouse Bank PLC. Avec eux, je formerai un nouveau comité exécutif jusqu’à l’année prochaine. Ma présence dans ce comité a pour seul objectif d’assurer une transition dans les meilleures conditions.

Je crois fermement en leur capacité de poursuivre notre stratégie et de satisfaire les attentes de la société, du conseil d’administration et des actionnaires.

BUSINESSMAG. Avec votre expérience dans le monde des affaires, pensez-vous qu’une entreprise familiale puisse réussir aussi bien qu’une compagnie avec une structure d’actionnariat différente ?

Oui, une structure familiale avec un patriarche surtout au début, a beaucoup d’avantages, mais ceux-ci ne durent que pour une génération. Dans le monde, les exemples d’entreprises familiales qui n’ont pas survécu à une transition entre la deuxième et la troisième générations sont nombreux, car les conflits au sein de la famille les détruisent. La famille doit définir le rôle des parties prenantes de l’entreprise, notamment les fondateurs-actionnaires, les directeurs et les exécutifs. Chez Gamma, cet exercice a été fait.

BUSINESSMAG. Vous êtes engagé dans plusieurs secteurs d’activités. Quelles sont les filières les plus porteuses pour Gamma ?

Pour les prochaines années, nous voyons de réelles opportunités de croissance dans la construction, avec des retombées sur les autres secteurs de l’économie où nous sommes présents. Nous croyons fermement dans notre stratégie régionale et africaine pour Kolos. Nous mettons en place un plan stratégique sur dix ans à cet égard.

Toutefois, en tant qu’investisseur, Gamma considère tous les secteurs porteurs indistinctement. Nous privilégions des retours sur investissement à long terme. Cependant, il faut souligner que nous ne nous engagerons jamais dans des secteurs qui ne correspondent pas à nos valeurs, peu importe les retours financiers que cela pourrait nous rapporter.

BUSINESSMAG. Les chiffres au premier trimestre indiquent une réduction presque de moitié des bénéfices. N’avez-vous pas encore ressenti la reprise annoncée dans la construction ?

Je pense que vous faites référence à la réduction des bénéfices au premier trimestre de 2017 par rapport à notre rendement pour la même période en 2016. J’aimerais faire ressortir qu’en 2016, il y avait des revenus et des bénéfices exceptionnels liés aux activités de déchargement de navires à Kolos. En 2017, cette activité n’est plus. Toutefois, toutes nos sociétés opérationnelles dans le Groupe, au premier trimestre de 2017, ont atteint, voire dépassé leurs prévisions budgétaires.

BUSINESSMAG. 7 % de croissance dans la construction d’ici à décembre. Vous y croyez ?

Quel investisseur ne souhaiterait pas une croissance forte et durable dans le temps ! Le Premier ministre a donné le ton en parlant des différents projets d’infrastructures publiques, et c’est positif. Si tous ces projets démarrent à temps, cela donnera un véritable essor au secteur de la construction avec des répercussions positives sur d’autres secteurs de l’économie. The devil is in the details et la phase critique demeure la mise en œuvre.

BUSINESSMAG. Plusieurs sociétés mauriciennes se sont tournées vers l’Afrique pour chercher la croissance. Avez-vous également des ambitions africaines ?

Comme d’autres, Gamma a l’ambition de grandir et d’opérer dans la région. Je suis content de la réussite d’Alteo en Tanzanie ou de Terra en Côte d’Ivoire. Les Mauriciens sont des fonceurs et notre diversité fait que nous nous adaptons facilement. L’Afrique est un vaste continent de plus de 50 pays avec d’énormes possibilités. Ce serait un non-sens de ne pas explorer les possibilités. Cependant, je n’aime pas trop les effets d’annonce. Nous avons divers projets à l’étude, mais nous préconisons la prudence car l’Afrique comporte aussi pas mal de risques et certaines compagnies mauriciennes en ont fait les frais.

C’est bien pour cela que nous souhaitons voir la création d’un plan d’assurance de crédit export afin de protéger les investissements mauriciens à l’étranger. Comme en France et à Singapour, ces agences de crédit export seront soutenues par l’État, leur but étant de promouvoir les relations commerciales internationales, aidant ainsi les compagnies et les institutions à avoir des couvertures à moyen - long terme contre les risques politiques et commerciaux. Les transactions assurées couvriraient essentiellement des biens capitaux, les projets industriels, les travaux et les «contracted services».

BUSINESSMAG. Le ‘business model’ mauricien nous rapporte depuis une décennie une croissance moyenne de 3,5 %. Avons-nous les moyens pour passer à une étape supérieure de notre développement ?

Je pense sincèrement qu’un changement de culture de travail et une approche différente quant à l’éducation et à la formation sont nécessaires pour atteindre cet objectif de croissance. La productivité doit être au centre de nos priorités. Maurice a une population de seulement 1,3 million d’habitants et il nous faut une masse critique pour générer la demande et entraîner la croissance. Je souhaite que la population grandisse davantage à travers une immigration de main-d’œuvre qualifiée afin d’atteindre cette masse critique que j’estime à trois millions. Then we can talk!

Aussi, les entreprises locales doivent-elles sentir le soutien des pouvoirs publics. La bureaucratie au niveau de l’obtention des permis, surtout si on essaie d’innover, est un réel frein. À titre d’exemple, le CEB envisage aujourd’hui un projet Waste-to-Energy. Or, nous avons présenté un tel projet il y a 13 ans. Notre projet a connu beaucoup de résistance de la part du CEB et d’autres ayant des intérêts partisans. À ce jour, notre cas est toujours devant le tribunal de l’environnement. On se demande bien pourquoi il y a eu autant de résistance à ce projet novateur qui, au final, aurait profité à notre pays et tous les citoyens. Nous avons perdu 13 ans. Quel gâchis!

BUSINESSMAG. Sentez-vous une réelle volonté politique pour faire bouger les choses sur le plan économique à l’aube de notre cinquantième anniversaire d’accession à l’Indépendance ?

Le leadership politique est un élément primordial pour l’avancement du pays. Tout comme dans le secteur privé, au sein du gouvernement, on doit avoir la capacité de prendre des décisions courageuses au moment requis et assurer la mise en œuvre de ces décisions. Je suis optimiste qu’il existe à Maurice de tels hommes et femmes qui souhaitent sincèrement faire avancer le pays. Cependant, les idées et bonnes intentions ne suffisent pas. L’équipe dirigeante a besoin de s’entourer de gens compétents qui travaillent collectivement, sincèrement et passionnément pour réaliser ce but.