Business Magazine

Natacha Emilien : «L’innovation peut générer une immense valeur pour l’entreprise»

En ces temps de crise, il est primordial pour les organisations dont la croissance ou les réserves le permettent d’investir dans l’innovation sous peine de se retrouver prises dans une spirale de déclin, observe Natacha Émilien, la Managing Director de Red Dot, une société dont la mission est de collaborer avec des entreprises locales désireuses de lancer de nouveaux produits, services et businesses. Initiatrice de la plateforme Board of Good, elle partage, par ailleurs, sa vision d’une représentation à parts égales d’hommes et de femmes sur les conseils d’administration.

La mission de Red Dot est de collaborer avec des entreprises locales pour créer de nouveaux produits, services ou businesses innovants. En cette période de crise, pourquoi est-il important pour les entreprises d’innover ?

Nous avons créé Red Dot, il y a quelques années, pour aider les organisations du secteur privé, mais aussi du secteur public, ainsi que les ONG, à innover.

L’innovation, on en parle dans le monde entier, et plus particulièrement à Maurice depuis ces trois dernières années, comme un élément clé de la croissance et de la survie des organisations : un certain nombre d’entre elles ont même inclus l’innovation en tête de lice de leurs valeurs d’entreprise. Toutefois, s’il est facile de parler d’innovation, il est beaucoup moins évident de pratiquer l’innovation ! Certains me contrediront et affirmeront qu’ils pratiquent régulièrement l’innovation, et qu’ils ont d’ailleurs récemment innové en développant un nouveau site Internet, en utilisant les réseaux sociaux pour mieux vendre, ou en remplaçant un processus interne manuel, par exemple, l’enregistrement de nouveaux clients, par un processus automatisé grâce à un des outils technologiques (exemple : CRM). Et, bien sûr, je ne leur donne pas tort, car tout dépend de ce qu’on comprend par innovation, ce type d’améliorations incrémentales pouvant effectivement être aussi considérées par certains comme de l’innovation.

Chez Red Dot, nous considérons l’automatisation et l’optimisation des processus internes ou d’une manière générale l’amélioration de l’efficience d’une organisation comme quelque chose d’essentiel et d’incontournable pour toute organisation d’aujourd’hui, mais ce n’est pas vraiment de ce type d’innovation dont nous parlons, lorsque nous poussons les organisations mauriciennes à vouloir innover, pour rester compétitives et pérennes dans les années à venir.

Nous préférons définir une innovation par «une différence qui fait la différence», ou, en d’autres mots, la création de nouveaux produits, services ou businesses qui résolvent un problème important et génèrent une immense valeur pour les clients, l’organisation elle-même et la société en général ! Et effectivement, nous avons constaté qu’il est encore difficile à Maurice de pratiquer ce type d’innovation. C’est pourquoi nous collaborons avec les organisations qui ont cette ambition, pour co-créer ensemble des produits, services ou businesses du futur.

Mais pourquoi est-ce si important de créer tels nouveaux produits, services ou businesses en période de crise ?

Chaque organisation a un cycle de vie naturel, décomposé en plusieurs phases successives : création (startup), croissance, maturité, déclin, renouveau ou mort. La phase de maturité est caractérisée par des revenus stables, mais une très faible croissance, comme c’est le cas pour beaucoup de nos organisations mauriciennes. Lorsqu’une organisation est en phase de maturité, il lui est primordial d’agir et de développer de nouvelles valeurs ajoutées pour ses clients, ou pour de nouveaux marchés, et de nouvelles sources de revenus – donc d’innover – pour éviter que celle-ci n’entre en phase de déclin avec des ventes et des profits qui diminuent d’année en année. En effet, une fois la phase de déclin entamée, une sorte de spirale infernale se met en place où l’entreprise qui voit ses profits diminuer, se voit contrainte de diminuer ses coûts en supprimant ses budgets de développement, d’innovation, de marketing ou de formation de son personnel, perd en conséquence en compétitivité et en talents, ce qui se traduit par la suite par une baisse de ses ventes et des profits. À moins de mesures drastiques, comme une acquisition par un tiers, une restructuration financière et/ ou un renouveau dans la direction, il est parfois très difficile d’éviter la mort naturelle d’une organisation prise dans cette spirale infernale du déclin.

Malheureusement, avec la crise à laquelle nous faisons face en ce moment, certaines organisations se sont soudainement retrouvées propulsées dans cette spirale de déclin. Il est donc plus que jamais important, pour les organisations dont la croissance, ou les réserves, le permettent encore, d’investir dans l’innovation pour contrer cette tendance naturelle et éviter qu’elle ne se propage à grande échelle au niveau du pays !

«Lorsqu’une organisation est en phase de maturité, il lui est primordial d’agir»

Jusqu’ici combien d’entreprises avez-vous accompagné et quels sont les secteurs d’activité dans lesquels elles sont principalement engagées ?

Depuis la création de Red Dot en 2017, nous avons accompagné plusieurs entreprises de différents secteurs (agroalimentaire, audiovisuel, assurance, banque, manufacturier, etc.) et dans différents types de projets, depuis des projets de formation à l’innovation, au consulting stratégique, jusqu’à la conception et au développement de plateformes digitales.

Aujourd’hui, nous avons choisi de privilégier de plus en plus les projets où nous entrons en partenariat avec les organisations qui en ont l’ambition, pour co-créer des produits, services ou businesses innovants qui aident à résoudre les problèmes importants de notre société, tout en nous assurant que ces innovations peuvent aussi être exportables vers d’autres territoires prometteurs, le marché mauricien avec ces 1,3 million d’habitants étant malheureusement extrêmement limité.

Les entreprises font ces jours-ci face à deux principales problématiques : une baisse de la demande et un manque de cash-flow. Des facteurs qui menacent la survie même de nombre d’entreprises, notamment des PME. Quelle est la bonne stratégie pour s’en sortir ?

Une «stratégie» à éviter complètement est, selon moi, celle d’attendre que le malheur passe, et que les choses reviennent à la normale. Mais pour avoir beaucoup travaillé avec les PME durant ces douze derniers mois, j’ai constaté que malheureusement, beaucoup d’entre elles sont «en attente» en ce moment, en attente de la réouverture des frontières qui devrait leur ramener les touristes comme avant, en attente d’une mesure du gouvernement ou des banques qui viendrait les sauver de la désolation, en attente que l’épidémie de Covid-19 s’en aille, et que le business puisse recommencer à opérer comme avant et aux prix d’avant. Quant à la baisse de revenus et au manque de cash-flow, la stratégie adoptée en ce moment est d’emprunter l’argent nécessaire pour tenir jusqu’à ce que les choses redeviennent à la normale, mais sans forcément avoir de visibilité et de plan d’action pour le repaiement de cet emprunt.

J’estime qu’une bonne stratégie pour un entrepreneur de PME qui voit sa demande et son cash-flow baisser drastiquement, est de faire le point sur ses forces et ses faibles, et fort de ses acquis et des compétences de son équipe, de se remettre dans l’état d’esprit d’une start-up et de travailler dur pour redécouvrir un nouveau «product-market fit» c’est-à-dire de trouver un nouveau produit ou service à produire et/ou commercialiser ou un business innovant à démarrer, qui peut résoudre un problème d’importance pour un nouveau marché suffisamment porteur pour insuffler un nouveau souffle aux activités de l’entreprise, et en assurer sa pérennité. Comment trouver ce «product-market fit» ? En faisant des expériences rapides et peu coûteuses pour tester l’appétit du marché, mais aussi la faisabilité et la viabilité du nouveau produit, service ou business, apprendre de ces expériences et itérer sur les versions du produit, service ou business jusqu’à trouver une idée qui fonctionne et trouve un marché preneur !

Je conseillerais aussi à ces entrepreneurs de choisir de se positionner sur des marchés qui comportent peu ou pas de compétiteurs, au lieu d’essayer de grapiller quelques parts dans un marché déjà saturé de compétiteurs plus établis. Un entrepreneur de PME qui peut démontrer avoir trouvé une idée innovante, qui est faisable, viable, qui peut potentiellement toucher un marché important avec peu de compétiteurs, et qui a déjà attiré des premiers clients, pourra alors faire financer la mise en place de son idée par divers moyens financiers (prêt, investissement en capitaux, entre autres).

«Je crois beaucoup dans les partenariats et la co-création»

Alors que Maurice tente de se reconstruire, il est nécessaire qu’on crée les conditions pour favoriser l’émergence de start-up, notamment des techno-entrepreneurs. Car il est essentiel d’élargir notre base entrepreneuriale et de créer une nation d’entrepreneurs. Cela ne pourra se faire sans des structures d’accompagnement adéquates. Comment développer le bon écosystème ?

Je crois beaucoup dans les partenariats et la co-création. Nous sommes dans une situation économique, politique et sociale extrêmement critique au niveau du pays, et je suis d’avis que nous ne pourrons nous en sortir que si nous acceptons tous de collaborer pour le bien national. Plusieurs mesures pourraient être mises en place, avec la collaboration de tous, pour développer le bon écosystème.

Je pense d’abord à des ateliers de collaboration et de co-création entre membres du secteur public, privé, social ainsi que les citoyens, le tout facilité par du personnel formé en design de solutions innovantes et en facilitation d’ateliers d’intelligence collective pour définir une série de solutions que le pays devrait mettre en place de manière concrète pour résoudre certains problèmes systémiques tels que ceux de la drogue, de la corruption, du diabète, de la sécurité alimentaire, de la pollution, entre autres.

Il faudrait aussi un fonds d’investissement pour favoriser l’émergence de start-up à fort potentiel de croissance (dont les techno-entrepreneurs en l’occurrence), avec des ressources et un accompagnement adéquats et formés, incluant la co-création de solutions d’innovation avec les organisations locales ayant accès à des marchés porteurs. Autre mesure à envisager : un visa spécial ainsi que d’importants avantages pour les entrepreneurs chevronnés et à haut potentiel de croissance qui viendraient s’installer à Maurice, et formeraient des Mauriciens pour développer des solutions toujours en partenariat avec les organisations locales.

Je préconise également la création d’une académie de l’entrepreneur, pour former nos jeunes aux méthodes d’innovation, et à la manière de penser des entrepreneurs modernes ; celle d’une académie de développeurs, de designers, de product managers, formés aux techniques modernes de développement de solutions digitales et la mise en place d’un projet de digitalisation de tous les services publics pour faciliter la création d’entreprise et l’obtention de tous les permis requis pour rapidement commencer à opérer.

Abordons la question de la représentation féminine dans les conseils d’administration. C’est une initiative qui vous tient particulièrement à cœur. D’ailleurs, vous avez lancé, il y a deux semaines, l’initiative Board of Good et, parallèlement, vous avez créé un registre répertoriant les femmes cheffes d’entreprise. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J’ai toujours cru dans l’importance de l’équilibre dans chaque chose. Par exemple, une famille équilibrée est une famille où les parents se partagent les responsabilités à parts égales, mais où les enfants font aussi leur part des choses. Où il y a un temps pour travailler dur, et un temps pour se détendre et s’amuser. Un temps à passer avec ses enfants, et un temps à se concentrer sur soi-même : sa carrière, sa santé, ses rêves ou ses ambitions. Dès qu’on rompt cet équilibre, beaucoup de choses vont de travers. Ainsi, je pense que dans le monde, beaucoup de mauvaises décisions ont été prises et implémentées car cet équilibre si précieux n’avait pas été respecté aux plus hauts niveaux. Lorsque nous regardons la composition des conseils d’administration à Maurice, ce «non-équilibre» saute aux yeux. Je pense qu’il est grand temps de rétablir l’ordre des choses pour rendre enfin nos organisations et notre société en général plus équilibrées et pérennes, en incluant enfin les femmes à parts égales au sein des conseils d’administration : après tout, nous sommes 51% de la population locale ; je ne vois donc aucune raison rationnelle qui justifierait que nous ne participions pas à parts égales aux décisions qui impactent l’avenir de notre pays et de nos enfants.

J’ai passé beaucoup de temps à essayer de comprendre pourquoi les femmes n’étaient pas mieux représentées au sein des conseils d’administration à Maurice. J’en suis venue à la conclusion que le blocage venait aussi bien de nous, les femmes qui soit souffrons d’un manque de confiance en nos capacités, soit n’avons jamais osé clamer haut et fort notre volonté d’être incluses au plus haut niveau décisionnel, que des conseils d’administration existants, qui, soit ne voient pas encore l’intérêt d’inclure les femmes, soit déclarent vouloir inclure plus de femmes mais disent aussi souvent ne pas savoir où les trouver !

Exit mobile version