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Sen Ramsamy : «La destination Maurice ne joue plus dans le haut de gamme»

Le secteur touristique aborde un virage critique. Dans les mois à venir, les hôteliers devront travailler d’arrache-pied en vue de rattraper le retard perdu, mais aussi pour se repenser. Dans cet entretien, le Managing Director de Tourism Business Intelligence, Sen Ramsamy, estime que la politique de réouverture des frontières est une bouffée d’oxygène pour les opérateurs et l’économie en général. Brossant une analyse sans concession, il souligne que le tourisme stagne depuis une bonne dizaine d’années. Plus que jamais, l’industrie a besoin d’un leadership qui inspire et d’entrepreneurs qui osent.

La première phase de la réouverture des frontières a été enclenchée le 15 juillet. Nous n’avons pas droit à l’erreur car sinon, cela pourrait être catastrophique pour le secteur. Quels seront les enjeux pour ce secteur déjà sous perfusion ?

L’année dernière avec environ 300 cas de contamination, notre pays était hermétiquement fermé au reste du monde. Cette année, avec parfois plus d’une centaine de cas en une seule journée, nous ouvrons le pays. Cela prouve que notre demande pour la réouverture des frontières depuis l’année dernière était une demande juste et réfléchie. Plusieurs autres pays l’ont fait et ils ont appris à vivre avec le virus. Ils ont ainsi remis leur économie sur les rails et ils n’ont pas eu à distribuer des milliards pour garder les entreprises à flot. La décision du gouvernement de rouvrir nos frontières, même tardivement, avec des dates précises, est une bouffée d’oxygène pour notre économie et la stabilité sociale.

Quand le tout premier vol s’approchait de Maurice le matin du 15 juillet dernier, cela a été un moment de grande émotion pour beaucoup de Mauriciens. Au passage, je dois féliciter le vice-Premier ministre et ministre du Tourisme pour sa belle prestation sur CNN.

Je note aussi avec satisfaction la campagne de nettoyage qui a démarré dans le pays par l’Office du tourisme (MTPA) et le ministère de l’Environnement. Je dois ajouter, cependant, que j’ai aussi organisé beaucoup de campagnes de nettoyage durant mes 35 années de carrière dans le tourisme, et je suis arrivé à une conclusion regrettable : les campagnes sporadiques ne servent à rien car certains Mauriciens ne vont jamais comprendre et ils continueront à salir notre pays en toute impunité. Il faut une approche différente, plus réaliste et efficace, comme à Dubaï et Singapour, pour garder notre pays durablement propre.

Sur le plan de l’aérien, Air Mauritius en première ligne malgré sa situation difficile, est consciente de l’énorme responsabilité qui repose sur ses ailes pour la réussite de cette réouverture et la relance du tourisme. Les employés d’hôtels ont retrouvé le sourire et sont déjà sur le qui-vive pour que le séjour des visiteurs soit aussi agréable que mémorable. Ce sont des signes encourageants pour notre tourisme et notre économie.

Cela dit, au-delà des mesures sanitaires à être respectées, le plus gros défi pour Maurice est le nombre grandissant de cas de contamination que nous notons ces derniers temps. C’est inquiétant au moment où nous amorçons un tournant décisif pour notre avenir économique et notre stabilité sociale. Après mars 2020 et mars 2021, on n’a aucune idée de ce que nous réserve mars 2022. Il faut s’y préparer déjà. D’où la nécessité absolue pour tous les Mauriciens de faire preuve de responsabilité, de discipline et de patriotisme. L’indiscipline d’une poignée de Mauriciens coûte des milliards au pays en cette période noire de notre histoire. Il faut savoir que les visiteurs potentiels vont se renseigner sur la situation de la pandémie dans l’île avant de se payer un voyage coûteux vers Maurice. Tout aussi inquiétant est le niveau d’hygiène, de propreté et la qualité des services de santé en général dans nos hôpitaux.

Si les Mauriciens sont généralement habitués à un service hospitalier plutôt médiocre, les étrangers sont choqués par cette situation, surtout à un moment où la propreté et l’hygiène demeurent une nécessité absolue. Avec la réouverture, imaginez des cas où des étrangers sont testés positifs et donc obligés d’aller à l’hôpital. Autant le personnel de santé est peut-être bien formé en matière de soins médicaux, autant nos hôpitaux sont dépourvus d’une gestion professionnelle en termes de ‘housekeeping’, de restauration, d’hygiène et de qualité de service.

«La gloire du passé ne garantira pas la réussite future du tourisme»

Le ministre des Finances émet l’hypothèse que nous pourrons accueillir 650 000 touristes d’ici douze mois. Est-ce réaliste ?

Si Maurice a pu faire venir presque 1,4 million de visiteurs en une année (2018 et 2019), pourquoi serait-il si difficile d’attirer 650 000 d’ici juin 2022, ou 350 000 jusqu’à fin décembre 2021 d’autant plus que Maurice et les marchés émetteurs seraient majoritairement vaccinés. Cependant, la réaction du marché à la propagation du virus et à ses multiples variants, la possibilité d’un reconfinement en Europe et ailleurs, l’évolution de la situation locale d’ici à mars 2022, notre capacité totale en sièges d’avion jusqu’à juin 2022 sont autant de facteurs qui prolongent l’incertitude.

Aussi déterminante serait la posture d’Air Mauritius avec la ‘watershed meeting’ repoussée à janvier 2022. Je le dis depuis des années : l’accent sur le nombre de visiteurs n’est pas une bonne stratégie. Il faut savoir exactement ce que nous voulons du tourisme : plus de touristes, ou plus d’argent du tourisme ?

Le choix doit être clair. Saviez-vous, par exemple, que Maurice n’a pas la capacité d’héberger à la fois 650 000 touristes et 50 000 retraités long séjour dans nos hôtels, comme préconisé dans le Budget ? Notre capacité hôtelière est d’environ 13 000 chambres. Dans la parahôtellerie, on compte 8 000 chambres. Au lieu de faire une projection sur neuf mois, j’aurais préféré une projection jusqu’au 31 décembre 2021 pour ensuite fixer un objectif plus réaliste pour l’année calendaire 2022, comme on le fait normalement.

Idéalement, ce serait mieux de se fixer un objectif de Rs 50 milliards en recettes touristiques sur douze mois ouvrables plutôt que de jouer sur plusieurs scénarios d’arrivées touristiques improbables. Cet objectif en devises étrangères aurait permis à l’ensemble des opérateurs du tourisme de se retrousser les manches et travailler plus dur pour atteindre cette somme.

Et c’est possible de gagner plus d’argent avec moins de visiteurs ?

Il suffit d’un peu d’imagination, d’expérience, de business flair et des actions fortes pour y parvenir. Autant la destination Maurice a de gros défis à relever, autant elle a de belles cartes à jouer pour reprendre sa place de leader du tourisme dans cette partie du monde. Notre tourisme pourrait être un modèle pour bien d’autres destinations dans le monde. Mais il faut reconnaître que cela fait longtemps déjà que le tourisme mauricien a perdu son sens de créativité et d’innovation. D’ailleurs, beaucoup dans l’industrie se pressent pour retrouver leur zone de confort illusoire au lieu de retracer notre Product life cycle. Notre tourisme stagne depuis une bonne dizaine d’années. Il a besoin d’un leadership qui inspire et d’entrepreneurs qui osent.

Ceux qui ont foulé le sol à l’ouverture des frontières doivent passer par une quarantaine de 14 jours. Pensez-vous qu’il y aurait dû avoir un contrôle plus rigoureux mais pas une quarantaine ?

Ma lecture de l’annonce faite par le gouvernement est un peu différente. La quarantaine de 14 jours sera applicable seulement aux passagers non vaccinés. Les visiteurs vaccinés seront, eux, libres de mouvement dans l’enceinte de l’hôtel. Pour ce qui est d’un contrôle plus rigoureux aux frontières, comme vous le suggérez, je pense que cela s’appliquerait en toute circonstance à l’aéroport comme au port et pour tout le monde sans distinction, quarantaine ou pas. Mais n’oublions pas que dans les grands aéroports en Europe, il n’y a presque pas de contrôle sanitaire rigide, si ce n’est discrètement peut-être. Vouloir démontrer qu’ici nous sommes très rigoureux et efficaces en contrôle sanitaire rassurerait les voyageurs, certes, mais il ne faut pas trop en faire au point de créer un sentiment de peur chez des vacanciers qui viennent chercher la joie de vivre chez nous. Cela aussi pourrait freiner la relance envisagée. Cette rigueur à l’aéroport devrait aussi être appliquée dans nos hôpitaux et dans les lieux publics. La reprise doit se faire dans l’ordre et la discipline, mais aussi dans la manière de faire et dans les bonnes attitudes du personnel à l’hôpital, à bord des avions, à l’aéroport comme dans les hôtels.

C’est ce que recherchent les touristes en quittant leur environnement stressant. Ils ne viennent pas ici pour se retrouver devant des gens inquiets et des visages crispés. L’accueil doit se faire dans une atmosphère prudemment agréable avec le sourire spontané des Mauriciens. C’est ça le vrai challenge. Nous avons accueilli l’avion d’Emirates avec le Water salute traditionnel, et c’est bien. Mais nous aurions dû surtout célébrer de manière grandiose le tout premier visiteur étranger qui a foulé le sol mauricien le 15 juillet dernier et lui offrir un accueil VIP et peut-être même lui offrir le séjour gratuit. Cela aurait été une publicité énorme et un exercice de communication sensationnel pour notre pays dans le monde du voyage. Les images d’un magnifique accueil au paradis, ainsi que l’entrevue du ministre du Tourisme auraient fait le tour du monde via les réseaux sociaux et peut-être même faire la une de la presse spécialisée sur le marché international.

«L’accent du gouvernement sur le nombre de visiteurs n’est pas une bonne stratégie dans le contexte actuel»

Si l’on se fonde sur les rapports internationaux, le secteur touristique ne va pas reprendre dans sa forme pré-Covid-19 jusqu’en 2024. Il y aura donc une période encore assez longue où il faudra soutenir dans une certaine forme l’industrie touristique qui n’opérera pas nécessairement à 100 %. À quoi doit-on s’attendre pour l’avenir de ce secteur ?

Certainement pas. Ce secteur clé de notre économie ne peut être réduit en un groupe d’assistés jusqu’en 2024. Le secteur doit avoir déjà la reconnaissance que l’État a fait beaucoup pour eux jusqu’ici, même bien au-delà des attentes. C’est l’argent des contribuables que l’État n’a plus maintenant pour distribuer. Avec la réouverture, le secteur du tourisme, comme un grand, doit pouvoir se relever tout seul et faire preuve de plus d’imagination et d’innovation face à ce grand défi qui a mis toute l’humanité à genoux. Il n’y a pas que le tourisme qui souffre. Le quotidien du petit peuple est plus pénible, mais il se bat avec force et détermination pour sa survie. Tel est le cas pour tous les autres secteurs. Il est certain que le tourisme au niveau mondial aura une longue traversée du désert jusqu’en 2024 ou 2025, mais c’est là où ce secteur, sans filet de protection, doit démontrer sa vraie capacité de se relever et de retrouver sa gloire perdue.

En passant, je pense que les bénéficiaires d’aide du gouvernement doivent aussi penser à retourner l’ascenseur un jour au lieu de penser à leurs dividendes seulement. Il y a beaucoup de jeunes talents mauriciens, certains avec une maîtrise en tourisme et hôtellerie des plus prestigieuses écoles du tourisme du monde, et qui souhaiteraient apporter leur contribution dans le développement du tourisme, comme nous l’avions fait dans les années glorieuses du tourisme mauricien. Il ne faut pas en profiter pour leur faire travailler d’arrache-pied comme de simples stagiaires sans un seul sou sous prétexte que c’est pour leur donner l’expérience ; c’est de la malhonnêteté ! Ces jeunes travaillent dur et dans la dignité. Il faut les payer dignement et les motiver davantage. Le secteur a intérêt à écouter nos jeunes et leur donner la chance de participer à l’effort national afin d’offrir une nouvelle jeunesse à leurs propres entreprises.

Avec la Covid-19, la reconfiguration du tourisme est en marche partout dans le monde. Le tourisme mondial est arrivé à un tournant majeur de son histoire. Nos concurrents ont aussi pris une avance considérable pour se retrouver sur le highway du tourisme moderne. Maurice ne peut pas rester dans ce tournant avec un produit dépassé. Notre pays a un devoir de tracer un nouveau destin pour son tourisme. Notre position géostratégique encerclée par l’Afrique, le Moyen-Orient et les économies émergentes d’Asie nous donne un leading edge très enviable que nous ignorons royalement en ne nous focalisant que sur une Europe vieillissante.

«L’indiscipline d’une poignée de mauriciens coûte des milliards au pays»

Il y a une perception que nous sommes coincés dans un modèle où l’on se fie trop à nos marchés traditionnels tels que la France ou l’Allemagne. Faudra-t-il qu’on repense notre stratégie commerciale ?

Cette situation découle principalement d’une certaine demande pour un produit devenu classique et que nous avions développé dans les années 70 et 80. Rien de mal dans ce modèle de développement qui a fait notre succès dans le passé. Les marchés traditionnels ont grandement contribué à la réussite de notre tourisme. Il serait sage de les consolider, mais avec de nouvelles offres plus alléchantes. La nouvelle génération dans les marchés émetteurs s’attend à bien mieux que ce qu’on offrait à leurs parents et grands-parents depuis les années 70. Et qu’est-ce qui a changé dans notre offre depuis, sinon qu’elle attire aujourd’hui un tourisme moyen et bas de gamme qui dépense le strict minimum. Si un touriste peut trouver de l’hébergement à un prix aussi bas que dix euros la nuit dans le carrefour touristique de GrandBaie, c’est que notre destination se vend au rabais. La destination Maurice ne joue plus dans le haut de gamme. Cela dit, les tentatives de diversifier nos marchés ont été faites vers la Chine, le Moyen-Orient et timidement vers une Afrique qui est en phase d’être industrialisée et bientôt digitalisée.

Pour réussir, il faut savoir anticiper l’avenir. Le monde entier veut pénétrer l’Afrique par toutes les issues possibles. Maurice, sa voisine, regarde ailleurs. La nouvelle Afrique est une mine d’or pour ceux qui savent lire ce continent. Le marché chinois avait pris un bon envol pour atteindre 90 000 visiteurs en 2015, mais il a depuis régressé à 43 000 en 2019 car notre offre n’est pas conforme aux attentes des Chinois et l’expérience vécue n’a pas été aussi agréable comme aux Maldives. Les Indiens et les Arabes sont aussi très attirés par les Maldives et les Seychelles car l’offre y est intelligemment taillée sur mesure pour eux. Et ils y dépensent gros. La Corée du Sud, la Russie et l’Israël sont des marchés à fort potentiel. Si nous voulons diversifier nos marchés, il ne suffit pas d’y aller tambour battant et sans une bonne préparation. Le one-size-fits-all ne marche pas dans le tourisme. Voilà pourquoi les Chinois, les Arabes et les Indiens, qui dépensent gros, vont ailleurs. Pour certains, ces nouveaux marchés sont bons seulement pour combler la période creuse.

«L’all-inclusive tue le tourisme haut de gamme»

Est-ce à dire que cette approche ne tiendra pas longtemps la route ?

Effectivement. Soit on est à l’écoute d’un marché et on y travaille de façon assidue en réajustant l’offre par rapport aux attentes, soit on n’y va pas. Je pense qu’il est primordial pour nous d’élargir notre base de marchés en ouvrant la destination en grand et en large pour la classe aisée et ainsi assurer la pérennité de la destination. Avoir l’accès aérien c’est bien, mais il faut savoir entrer en étant conscient qu’il y a aujourd’hui un «shift in the global balance of power».

La richesse dans le monde est en mouvance et ce monde est devenu un grand marché pour tous. Avec le numérique, nous vivons aujourd’hui à l’ère des marchés sans frontières. La technologie nous permet d’être plus sélectif, comme font nos concurrents directs de manière réfléchie et stratégique. Mais l’essentiel demeure l’offre. Les meilleures campagnes de promotion rapporteront peu si l’offre est restée figée et ne séduit pas. Et c’est là où Maurice a un gros défi à relever. Le chantier touristique est immense. Mais je vois aussi que la MTPA commence à bouger dans la bonne direction avec une meilleure stratégie de communication ces derniers temps et la campagne Mauritius Now.

Cela dit, la mise en orbite du premier nanosatellite mauricien, MIR-SAT1, dans l’espace a été presque un non-event alors que cela mérite d’être connu dans le monde entier. Une occasion extraordinaire pour que le monde sache que Maurice est bien plus que soleil, mer, plages et cocotiers, mais un pays à l’avant-garde du progrès et où il fait bon pour vivre, investir et réussir.

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