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Manisha Dookhony: «La guerre russo-ukrainienne perturbe gravement la navigation et le fret aérien»

La livraison des marchandises est grandement impactée par les perturbations aux chaînes d’approvisionnement. Quelles en sont les causes et comment les transitaires s’organisent-ils ? Manisha Dookhony, économiste et experte en réforme du marché, analyse ce marché.

Depuis mars 2020, le prix du fret flambe en raison de perturbations aux chaînes d’approvisionnement. Sur certaines routes maritimes, la hausse est de 400 %, voire plus. Pourquoi, selon vous ?

Les chaînes d’approvisionnement opèrent mal en ‘stop and go’. Début 2020, avec la pandémie qui a éclaté en chine, les usines à travers le pays ont dû fermer. Les ports ont aussi fait face à des fermetures soudaines, causant des interruptions dans les chaînes d’approvisionnement mondiales avec pour conséquence une hausse du prix du fret. Ensuite, les pays à travers le monde ont commencé à imposer des restrictions et des populations entières se sont retrouvées confinées dont une partie à travailler de la maison. Cela a engendré de nouvelles demandes : chaise ergonomique, machine à café, achat en ligne… Les gens se sont aussi retrouvés avec plus de temps, donc une plus grande demande pour les produits de fitness ou de loisirs. Tout cela a contribué à exacerber la position du secteur des transports à travers le monde, ce qui a créé un énorme goulot d’étranglement dans le flux mondial de marchandises.

Les gouvernements ont décidé de mettre en place des ‘incentive packages’ pour booster la demande et ainsi essayer de donner un coup de pouce à l’économie. Cela a dopé la demande. Comme si cela ne suffisait pas, un cargo a bloqué le Canal de Suez en août 2021.

Le volume record de marchandises a submergé les débardeurs, les camionneurs, les entrepôts et les chemins de fer. Avec pour conséquence que les navires attendent plus longtemps pour entrer dans le port, cela prend beaucoup plus de temps pour qu’un conteneur soit chargé dans un camion ou un train pour expédition.

Ces retards toujours en cours et la pénurie de fret ont pour conséquence une augmentation des taux de fret.

Avec la guerre en Ukraine, faut-il s’attendre à une nouvelle flambée du fret ? Quelles sont les routes maritimes concernées ?

La guerre russo-ukrainienne perturbe gravement la navigation et le fret aérien. Les forces russes coupent les routes maritimes, les entreprises de logistique suspendent leurs services et les taux de fret aérien montent en flèche. Les forces navales russes ont fermé la navigation à destination et en provenance de la mer d’Azov. Notons que cette mer intérieure est l’un des rares points d’accès au commerce maritime en Ukraine. Cela a créé une forte accumulation de navires attendant de traverser le détroit de Kertch en asphyxiant presque 70 % des exportations Ukrainiennes qui sont acheminées par voie maritime

Avec la guerre, certaines parties de la mer Noire et de la mer d’Azov sont dangereuses ou infranchissables. Il y a eu des attaques de missiles contre des navires et des arrestations de navires ainsi que des fermetures de voies pour la navigation commerciale. Plusieurs navires ont été touchés par des munitions, des marins de toutes nationalités ont été tués et blessés ou piégés sur des navires amarrés dans des ports.

Avec les sanctions, les mouvements de conteneurs se sont arrêtés, avec des cargaisons bloquées dans les ports. La capacité aérienne limitée présente un double coup dur pour les expéditeurs. L’espace aérien au-dessus de l’Ukraine étant fermé aux vols civils et les compagnies aériennes évitant l’espace aérien russe, les taux de fret aérien augmentent encore.

Les flambées record des prix du pétrole aggravent les perspectives déjà mauvaises pour les transporteurs alors que les prix du carburant augmentent. Les acheteurs de diesel devront dépenser environ 41 % de plus en carburant qu’en décembre 2020, les prix élevés du pétrole brut et du gaz naturel ajoutant à l’augmentation du coût du diesel.

Même si le trafic par la mer Noire et la mer d’Azov est particulièrement touché, les tarifs Chine-Europe ont déjà grimpé de plus de 80 % fin février. Toutes les lignes maritimes sont affectées par la hausse du prix du carburant, car nous sommes dans un cas où ce sont les prix mondiaux du carburant qui sont en tendance haussière.

«Les tarifs fixés dans la plupart des contrats annuels vont plus que doubler par rapport à la capacité de compression liée à la chaîne d’approvisionnement»

Selon vous, jusqu’à quand ces perturbations vont-elles durer ?

La forte demande de transport maritime dépassant toujours la capacité restreinte du secteur, les experts du secteur affirment que les transitaires ont le pouvoir de négociation pour augmenter les tarifs lors de la signature de nouveaux contrats. Les experts de la logistique prévoient que les tarifs fixés dans la plupart des contrats annuels vont plus que doubler par rapport à la capacité de compression liée à la chaîne d’approvisionnement. Les prix des contrats devraient augmenter en raison de ces coûts à deux chiffres en 2022. Le climat économique et politique actuel ne favorisant pas une diminution du coût du fret, cette diminution n’est pas prévue dans un futur proche.

La Covid-19 et la guerre Russie-Ukraine ont affecté un grand nombre d’entreprises. Quelles ont été les contraintes pour le secteur du fret ?

Les importateurs ont fait face à des retards ainsi qu’à des coûts de transport élevés. À Maurice, nous sommes desservis par peu de transporteurs, qui peuvent continuer à utiliser leur position pour faire monter les prix. Donc les importateurs ne peuvent même pas comparer des devis et modes de transport, ou vérifier que le service est le plus rentable possible afin de faire jouer la concurrence.

En fin d’année 2020, beaucoup d’entreprises se sont retrouvées avec de gros retards qui ont plombé leur chiffre d’affaires. Des bateaux ont dû débarquer leur marchandise à d’autres ports avant que ce soit acheminé à Maurice alors qu’auparavant les marchandises arrivaient directement.

Les livraisons deviennent de plus en plus imprévisibles alors que la prévisibilité est un facteur clé dans les acheminements des produits d’exportation dont le textile. Toute cette imprévisibilité crée des coûts et des maux de tête pour les entreprises qui s’étaient habituées à une livraison fiable et juste à temps (Just in time Policy), en particulier avec l’approvisionnement de produits fast fashion.

Le prix du fret peut-il baisser dans cette situation mondiale ?

Je ne pense pas que ce sera de sitôt. L’une des choses que la pandémie a révélées est simplement le degré de vulnérabilité tout au long de notre chaîne d’approvisionnement.

En sus des problèmes évoqués précédemment, il y a les modifications en Europe du forfait Mobilité entrée en vigueur en février 2022 et qui traite des exigences de repos des conducteurs, du retour des camions dans leur pays d’immatriculation et des révisions de la loi sur le cabotage. En conséquence, le temps de travail moyen des chauffeurs a été réduit à quatre semaines en Europe, notre marche principal. Cela signifie que pour acheminer le même nombre de produits et en respectant les même délais, l’industrie de logistique devra recruter plus de chauffeurs pour compenser la différence. Trouver du personnel reste un grand challenge.

Avec les bateaux bloqués, le manque d’espace de fret disponible augmente considérablement les taux. En Europe toujours, selon les organisations professionnelles, les chauffeurs de poids lourds sont encore très peu nombreux en Europe. Le Royaume-Uni souffre du Brexit sous une pénurie encore plus importante de conducteurs. Comme il n’y a pas assez de conteneurs, avec des blocages dans les ports et qu’il n’y a pas assez d’espace sur les bateaux, cela exacerbe le goulot d’étranglement.

Certains pays imposent aussi des taxes supplémentaires sur le CO2. Ces taxes appliquées depuis le début de 2022 jouent également un rôle important dans les prix très élevés du diesel et du carburant.

On pensait qu’à mesure que les craintes de pandémie s’estomperaient et que les gens seraient en mesure de dépenser davantage en voyages et en divertissements, la demande de biens allait diminuer, mais c’était sans compter la guerre en Ukraine.

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