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Essentielle

CONFINEMENT : De la mort à la vie

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CONFINEMENT : De la mort à la vie | business-magazine.mu

Par Christine Duvergé

Crédit photo : l’express

Mes grands-mères sont mortes quand j’avais entre 20 et 25 ans. J’étais triste, mais pas dévastée : les grands-parents sont censés mourir. À 30 ans, j’ai perdu mon père. La veille, nous nous sommes parlé. Le lendemain, il ne me répondrait plus jamais. J’ai ressenti une douleur atroce dans mon cœur. Mon cœur avait déjà pris des coups, mais cette douleur-là était sans précédent. Elle m’était si insupportable qu’elle m’a envoyée dans une spirale où je tourbillonnerais pendant plus de dix ans. Avec le recul, je pense que cette douleur était associée à la finitude de la vie. Je croyais naïvement, même adulte, que mes parents étaient immortels. Aujourd’hui, je sais que la mort est une vacherie étant la seule certitude de la vie.

Depuis janvier, le Covid-19 a tué, tue et continuera de tuer, sauf si les scientistes découvrent un vaccin. Entre-temps, nousattendons, nous plaçons notre espoir dans cette piqûre qui est «la seule chose possible pour un retour à la normalité dans le monde», d’après Antonio Guterres. Chaque jour, je suis propulsée dans une montagne russe déglinguée avec de bonnes et de mauvaises nouvelles, des informations qui changent toutes les minutes. Les «si» et les «peut-être» des scientistes me mettent les nerfs à vif. Comme tout le monde, j’exige une réponse. Comme beaucoup, je ne veux pas que ma mère meure, ni mes beaux-parents, ni mon fils, ni mon mari, ni qui d’autres que j’aime. Je ne veux pas mourir non plus, pas aujourd’hui. Je sors à peine d’un long tunnel. Je viens de rentrer dans la vie. 

Il y a quelques jours, je suis tombée sur cette citation du philosophe Michel Onfray : «On meurt en quelques secondes alors qu’on peut passer une longue vie de plusieurs décennies à pourrir son présent avec la crainte de la mort.» (Le Figaro, 27 mars, 2020). Selon Onfray, on peut être libre et confiné : «La liberté n’est pas une affaire de mouvements libres, sinon les poissons dans l’eau, les oiseaux dans le ciel et les serpents sur terre le seraient. La liberté c’est l’autonomie, l’art d’être à soi-même sa propre norme.»

Les paroles du philosophe m’ont incitée à explorer davantage cette idée de l’instant présent, de l’habiter à la manière des Stoïques.La religion ne répondant plus à mes questions depuis longtemps, il me fallait quelque chose qui me cadrerait, qui m’aiderait à comprendre mon existence dans cette période d’absurdité.

J’ai commencé par Le Manuel d’Épictète. Les hommes vivent entre la nostalgie du passé et l’espérance du futur, presque jamais dans le présent.

Je repense souvent à ma vie passée : mes sorties au restaurant, mes balades dans la nature, mes escales à la terrasse des cafés, mes classes de yoga, le foulard que je portais autour de mon cou au lieu de mon visage, nos virées du samedi à UCLA avec notre fils… Ces souvenirsm’envoient ensuite dans une sorte d’apathie : je m’avachis devant la télé, les images défilent devant mon regard vide tandis que je me nourrisde cochonnerie.

Afin de me donner du courage, je me tourne versle futur : les vacances d’été, le voyage prévu pour août, le lancement de mon troisième roman, et tant d’autres projets qui ne verront pas le jour tant que le Covid-19 poursuivra son massacre.

Ces rêves confisqués me précipitent alors dans une angoisse qui m’étrangle : je m’avachis devant la télé, les images défilent devant mon regard vide tandis que je me nourris de cochonnerie. 

Mes va-et-vient entre le passé et le futur, l’espoir et le désespoir, me fatiguent. Ils ressemblent à un suicide lent.

Les Stoïciens préconisent le désintéressement des biens matériels et de nos êtres chers.

Aujourd’hui, j’apprends à vivre détachée des objets, sachant par expérience que les babiolesachetées en magasin n’ont pas le pouvoir de m’apporter le bonheur.

Par contre, j’aime les petites choses qui, avant le confinement, m’attendaient au bout d’un effort, qui me dotaient d’un tonus pour continuer. Elles détenaient la promesse d’un avenir meilleur. Aujourd’hui, j’essaie d’ajuster ma vie au monde. Je me crée des petits plans : les réunions de famille du vendredi via Messenger, les soirées-films avec mon fils et mon mari, Real Time with Bill Maher le samedi soir, mon jogging matinal, l’odeur du café au réveil, la lecture après le déjeuner, les bagels du mercredi… Si aujourd’hui ces programmes sont plus modestes qu’avant, ils comptent plus parce qu’ils donnent un sens à ma vie, me forcent à habiter le présent.

Il m’est impossible de me détacher totalement de mes aimés. Maintenant que la mort n’est plus une abstraction, qu’elle est devenue l’affaire de toute l’humanité, je choisis de les aimer encore plus fort, quitte à souffrir après.

Dans Oscar et la dame rose (Éric-Emmanuel Schmitt), Oscar, dix ans et souffrant d’un cancer, n’a que douze jours de vie. Ses parents n’osent plus ni lui parler ni l’embrasser. Oscar se sent seul avec sa leucémie, avec sa mort imminenteet ses émotions pénibles. Mamie Rose, une bénévole à l’hôpital, lui propose un jeu pour l’aider à accepter le peu de temps qu’il lui reste sur terre : Oscar devra vivre chaque jour comme s’il comptait pour dix ans. Grâce à ce jeu, le petit garçon connaîtra toutes les étapes de la viepleine et bonne, avec ses joies et ses peines, les tribulations de l’adolescence et les responsabilités de l’âge adulte, et ce jusqu’à 130ans. 

À 90 ans, Oscar comprend qu’il «faut faire preuve de goût pour apprécier la vie, [qu’il faut] regarder chaque jour le monde comme si c’était la première fois».

Voilà comment j’imagine notre premier jour :

Nous sortons de nos tanières. Sans masques. Nous suffoquons. Il va falloir apprendre à respirer de nouveau. Nous nous regardons de loin, du coin de l’œil. Nous nous craignons encore. Il va falloir apprendre à nous apprivoiser. Nous nous approchons. Nous nous sourions. Nous nous mettons à parler, pas tous à la fois comme auparavant mais à tour de rôle. Nous nous écoutons. Nos histoires ont le même thème : notre souffrance. Nous nous consolons. D’abord, avec un mot. Puis, un sourire. Enfin, uneffleurement. Nous tressaillons de surprise. Petit à petit la mémoire nous revient. Notre liberté nous grise. Dans cette fête de baisers et d’étreintes nos cœurs se fusionnent en un énorme cœur gonflant, palpitant. Nous nous promettons de ne plus jamais nous faire souffrir.

Les oiseaux nous jouent une symphonie. Les océans et les rivières foisonnent de poissons et de coraux. Les forêts sont touffues. Les fleurs ont émergé de n’importe où. Elles font penser à un énorme bouquet de couleurs parfumées. En notre absence, la Nature s’est régénérée. Qu’allons-nous faire de sa beauté ?


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