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COVID-19 ] Journal d’une Mauricienne confinée en Californie

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COVID-19 ] Journal d’une Mauricienne confinée en Californie | business-magazine.mu

Par Christine Duvergé

 

«Aujourd’hui, je n’ai pas de cours. En temps normal le mot «repos» signifierait «faire les courses et le ménage, corriger les copies et préparer les leçons, répondre aux mails». Je termine toujours ma journée de repos épuisée. Mais nous ne sommes pas en temps «normal», n’est-ce pas ? Aujourd’hui, je serai atypique. Je commence par ignorer la culpabilité qui pointeson vilain visage en moi.

8 heures. Tom, mon mari, et Thomas, mon fils, sont occupés à leurs affaires. Je me remets au lit avec mon café, mon journal, un tome des nouvelles de Maupassant et mon téléphone. Je combats mon envie de lire mes mails. Par contre, je lis le message de ma mère sur WhatsApp. Elle me rappelle notre réunion de famille. Je souris.

En temps normal, ces rencontres familiales sont impossibles. Mon plus jeune frère est établi en Australie et ma sœur, à la Réunion. Mon autre frère vit à FUEL et ma mère à Beau-Bassin. Moi, je suis installée en Californie. Mais nous ne sommes pas en temps «normal», non ? Le Covid-19 nous réunit chaque vendredi. Les heures passées ensemble sont truffées de rires, de blagues, de souvenirs… Ces réunions de famille vont me manquer lorsque tout sera retourné à la normale.

Je réponds à ma mère. Elle m’envoie un cœur rose. Je me cale contre des oreillers pour me mettre à lire Maupassant. Très vite je suis dans le monde de cet auteur qui connaît le cœur des humains et qui sait le raconter. Ma lecture terminée, je passe à l’écriture. 

13 heures. J’ai faim. Je descends à la cuisine. Je repère un fond de lentilles, une tasse de quinoa, un morceau de chou, quelques feuilles de laitue, quatre tomates cerise et des œufs. Le Covid-19 m’apprend la frugalité. Avant, j’aurais jeté ces restes de frigo. Aujourd’hui, j’y vois des possibilités. Je me prépare une sorte de Buddha bowl que je déguste devant l’émission Secrets d’histoire.

Soudain je me sens bizarre, comme fautive. Je ne suis pas ‘productive’ : aujourd’hui, je n’ai pas de to-do list, pas lu mes mails, pas fait mon lit. Je suis encore en pyjama, en plus ! Puis, je me raisonne : nous ne sommes pas en temps normal.

15 h 30 à 16 h 30. Sieste dans le canapé avec mes chattes. Nous ronronnons ensemble.

17 heures. Je suis lavée et changée. Je propose à Tom et à Thomas de faire une promenade. J’ai besoin de faire le plein de soleil. Cela fait des jours que je ne suis pas sortie.

17 h 30. Le bleu du ciel est propre, neuf, rassurant. J’ai envie de me remplir les poumons de cet air pur. J’enlève mon masque. Je respire. Une femme nous approche, je me recouvre le visage. Tout en respectant les gestes barrières, nous nous saluons. Le Covid-19 nous rend polis. Nous sommes tous des porteurs possibles du coronavirus. Nous sommes victimes et coupables. Nous sommes liés dans notre impuissance. Nous croisons d’autres flâneurs, des joggeurs, des cyclistes, et à chaque fois : «Hello. Take care.» Nous avons appris à sourire avec nos yeux.Cette gentillesse me fait du bien. Tom et Thomas discutent d’une question philosophique. Quelque chose en moi se remue : une émotion belle et intense.

Je suis heureuse. Écrire ces mots, qui vont être publiés, me fait un drôle d’effet, comme si je n’ai pas le droit de ressentir la sérénité et la paix intérieure en une période de souffrance et de deuil. Avant cette semaine, je réprimais mon bonheur.

Je suis consciente des misères qui existent de l’autre côté de mon petit monde, qu’il existe des gens seuls, sans soutien émotionnel, des gens qui vivent dans des conditions horrifiques…Je suis sensible aux humeurs des autres. Si je ne fais pas attention, je les absorbe telle une éponge. Je déprime. Je n’avance pas.

Comme tout le monde, le Covid-19 me frappe. J’ai encore un travail, mais pour combien de temps ? En tant que prof de français dans un pays où le français est considéré comme une langue non pratique, mon statut est perçu comme non essentiel. À l’université, on nous a déjà prévenus : réduction budgétaire, fermeture de certains programmes et postes, suspension de promotions. Thomas terminera ses études à UCLA ce juillet. Quel avenir l’attend ? C’est une inquiétude qu’il partage avec ses pairs, mes étudiants. Je me souviens d’eux à mon âge : les horizons semblaient si larges, si lumineux, remplis de promesses et de possibilités. Les jeunes d’aujourd’hui ont l’impression que le monde, qui s’était ouvert pour moi, se referme sur eux. Comme tout le monde, j’ai des projets qui ne verront pas le jour ou qui restent en suspens.

De nombreux récits en ligne témoignent que les gens heureux, enfermés dans leurs maisons, existent, et qu’ils se sentent en faute. Chacun gère à sa façon. Toute émotion est légitime et aucune ne doit être réprimée, ignorée ou critiquée. Les psychologues suggèrent de prendre soin de notre santé mentale, de résister à la tentation de prédire l’avenir. Ils nous conseillent de nous focaliser sur le présent. 

Au début du confinement, je megorgeais des nouvelles sur le Coronavirus. Je développais une fascination pour cette maladie mystérieuse, pour sa force impitoyable. Je devenais parano, irascible, inutile. J’avais peur de vivre. Je me suis sevrée de toutes ces informations toxiques. Certains aspects de ma vie sont en arrêt. Or, la vie continue. Chaque matin le soleil se lève et je me lève aussi. J’essaie de modeler ma vie au quotidien, de me concentrer sur le concret : mes petites joies, mon couple, mon fils, ma famille, mes amis, mes étudiants, les survivants du Covid-19, mon devoir civique. 

J’apprends à vivre un jour à la fois : aujourd’hui fut une bonne journée. Pour demain, qui sait ? Au moins, j’aurai créé un beau souvenir auquel m’accrocher.»