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Interview Rencontre

Elisabeth Laville (Fondatrice/Directrice d’Utopies) Maurice peut montrer la voie en devenant la capitale mondiale de la nouvelle économie climatique

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Elisabeth Laville (Fondatrice/Directrice d'Utopies) Maurice peut montrer la voie en devenant la capitale mondiale de la nouvelle économie climatique | business-magazine.mu

Utopies a réalisé le rapport Klima Neutral 2050 pour le compte de la MCB. Lors de la conférence qui a suivi le lancement, avezvous ressenti la volonté de faire bouger les choses ?

Je crois que les réactions ont été très positives. Ici comme ailleurs, les gens réalisent que le changement climatique n’est pas seulement un problème d’environnement, mais touche à toutes les composantes de l’économie et de la société. Les défis sont de plus en plus clairs : certes sur le climat, l’inaction vient du fait qu’on a toujours l’impression que les principaux impacts du changement climatique se produiront ailleurs, ou dans le futur, et que ce n’est pas nous qui serons touchés.

C’est un fait qu’il n’existe aucun lien entre les émissions de gaz à effet de serre émises par une génération et les impacts du changement climatique qui seront subis par cette génération, de même qu’il n’existe aucun lien entre les émissions de gaz à effet de serre émises par un pays et les impacts du changement climatique qui seront subis par ce pays. C’est la grande injustice géographique du changement climatique : regardez Maurice, qui émet 0,01 % des émissions mondiales de CO2 par an, mais qui se situe 13e rang des pays les plus vulnérables aux effets négatifs du changement climatique !

Concrètement, cela veut aussi dire que l’économie locale devra très rapidement apprendre à s’adapter au changement climatique pour accroître sa résilience aux phénomènes extrêmes. Par ailleurs, Maurice a la possibilité de montrer la voie en exploitant à la fois les conditions naturelles qui sont les siennes (ensoleillement, potentiel éolien terrestre et offshore, énergies marines, présence de riches écosystèmes qui sont aussi des puits de carbone comme les forêts, les récifs coralliens et les mangroves…) et son potentiel entrepreneurial pour devenir, comme nous l’avons proposé, la capitale mondiale de la nouvelle économie climatique. Ces opportunités sont enthousiasmantes pour les acteurs locaux qui semblent prêts à reprendre les ingrédients du miracle mauricien pour imaginer tous ensemble une «croissance neutre en carbone» !

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L’un des enjeux majeurs est la décarbonation et atteindre un mix énergétique composé à 80 % d’énergies renouvelables à l’horizon 2050. Est-ce un objectif réalisable ?

Si Maurice veut s’inscrire dans une trajectoire 2°C, il faudrait à horizon 2050 diviser par 2,8 les émissions territoriales (par rapport au niveau de 2019). Comme la croissance économique sera probablement élevée d’ici là, il faut donc, en effet, décarboner significativement l’économie pour «découpler» la croissance de la consommation d’énergie et des émissions de gaz à effet de serre. D’après nos estimations, cela représente une division par deux de la consommation énergétique et par quatre de l’intensité carbone des énergies consommées – ce qui impose de viser 80 % d’énergies non fossiles dans le mix, en réduisant significativement la part du charbon et progressivement la part du pétrole. C’est difficile mais réalisable. Décarboner toutes les énergies (y compris les carburants) reviendrait à multiplier par huit les capacités de production d’électricité de Maurice d’ici à 2050.

Que faut-il pour atteindre cet objectif ?

Pour atteindre cet objectif, il faudra mobiliser toutes les énergies décarbonées (solaire, éolien, biomasse, géothermie, hydraulique, énergies marines…) et ne pas miser que sur une ou deux d’entre elles uniquement. Tant pour des raisons de faisabilité (il est, par exemple, important de mixer les énergies renouvelables (EnR) face aux problèmes d’intermittence) que d’acceptabilité par les habitants (l’éolien et la biomasse présentent également des externalités négatives). Augmenter significativement les capacités de production passera également par plus de décentralisation énergétique : chaque habitat, chaque site de production, chaque exploitation agricole, chaque bâtiment tertiaire, chaque hôtel doit pouvoir être producteur d’énergie.

C’est aussi repenser la centralisation énergétique (utiliser les réseaux de gaz pour y insérer du biogaz, s’inspirer des méga-fermes éoliennes offshore développées en Mer du Nord…). Enfin, l’objectif de 80 % ne pourra être atteint sans des innovations-clés dans le stockage (batteries, piles à combustible à l’hydrogène, bassins de stockage «micro-step»…), dans l’automatisation des marchés énergétiques décentralisés (ex : technologie Blockchain) mais également dans l’énorme potentiel des énergies marines qui devraient aider Maurice à passer au-dessus de la barre des 60 % d’EnR.

On assiste aujourd’hui au phénomène de «greenwashing». La notion de développement durable est-elle utilisée à des fins commerciales et d’image plutôt que d’action concrète ?

L’ampleur des changements que nous devons apporter à nos façons de produire et de consommer est telle qu’il faut absolument trouver des motivations positives pour les acteurs qui vont devoir s’engager rapidement dans ces transitions. La carotte avant le bâton… Il faut donc absolument qu’on invente de nouveaux imaginaires du futur, pour représenter ce que seraient ces nouvelles façons alternatives de vivre, en ouvrant des perspectives positives et pas juste en parlant de renoncement et de sacerdoces. C’est donc important aussi, dans les nouveaux récits collectifs, de faire du développement durable aussi une source de prospérité et d’innovation pour les entreprises, en même temps qu’une façon pour elles de répondre positivement aux attentes de leurs clients, de leurs salariés, des pouvoirs publics, etc.

Pour autant, nous sommes à l’ère des fake news et de la postvérité : tout est remis en doute et les récits les mieux ficelés ne sont plus crus par les gens ! Donc, la question-clef pour les entreprises est, en effet, de s’y mettre sérieusement et concrètement, avec une vraie transformation de leur offre et de leur modèle économique.

Le changement climatique est l’affaire de tout un chacun. Mais on a l’impression que la jeune génération est plus engagée. On en a la démonstration avec le mouvement international ‘Fridays For Future’ qui est le porte-étendard du combat en faveur de la protection de l’écosystème planétaire. Comment la question de conscience écologique est-elle perçue selon les générations ?

La question-clef me semble être de savoir ce qui se passe quand on arrive à l’irréversibilité, quand les limites écologiques sont dépassées. Et qu’on ne peut plus réparer. Pour cette raison, en effet, quelque chose est en train de basculer dans la prise de conscience des enjeux et de la nécessité de changer certains comportements, notamment du côté de la jeunesse. Par ailleurs, du fait de l’inertie du changement climatique, c’est elle qui subira dans 50 ans les conséquences de nos décisions, et de nos actions, actuelles.

Comme nous subissons aujourd’hui les conséquences des décisions prises il y a 50 ans par nos parents et grands-parents ! Pour cette raison, il est très utile et très prometteur, au fond, que les générations futures ne soient plus ces interlocuteurs pas encore nés – mais bien ces lycéens inquiets et ces adolescents en colère qui nous demandent des comptes ! Cela rend les choses plus concrètes.

Par ailleurs, ils se moquent de préserver le statu quo, et les avantages que nous avons encore, nos habitudes de vie et de consommation – donc ils nous bousculent et c’est une très bonne chose.

Le rapport mentionne trois modèles d’économies : l’économie décentralisée, l’économie centralisée et l’économie distribuée. Comment Maurice peutil passer à ce dernier modèle de développement ?

L’économie mondiale dans laquelle s’inscrit avec succès Maurice est aujourd’hui très centralisée : la production d’un bien est concentrée dans peu de territoires. Dans le monde, la distance moyenne qui sépare un exportateur et un importateur est de 6 700 km (à vol d’oiseau).

L’échange d’une marchandise ne mobilise en moyenne que 10 % des pays. Cette centralisation est à l’origine du miracle mauricien (avec des secteurs exportateurs comme le textile, Maurice est également devenu une plaque tournante pour ces échanges très polarisés). Cependant, la question climatique amène à repenser les filières locales et régionales, qui sont probablement de futurs vecteurs de croissance pour Maurice.

À l’échelle de l’Afrique et de l’océan Indien, cela pousse à produire au plus près des lieux de consommation, en décentralisant la production et en investissant sur place (pour exporter un savoir-faire plutôt que d’exporter des marchandises). À l’échelle de Maurice, cela suppose d’organiser un véritable écosystème local complexe où chaque unité de production interagit avec les autres à travers des synergies industrielles et circulaires. In fine, on obtient une économie plus collaborative et aussi mieux distribuée sur les territoires, qui ressemble assez à celle qui existait à l’ère préindustrielle… mais avec l’apport de la 4e Révolution industrielle et des technologiques numériques !

Maurice, un laboratoire de la nouvelle économie climatique. Un slogan ou un objectif vers lequel on doit tendre ?

C’est clairement un peu les deux ! Comme je le disais, il y a, en effet, une formidable histoire à construire et raconter. Maurice est un des pays les plus vulnérables au changement climatique. En même temps, Maurice est une terre d’entrepreneuriat capable de transformer cette contrainte en une opportunité économique. Faire de l’île le laboratoire de la nouvelle économie climatique, c’est à la fois un nouvel imaginaire collectif du futur et des actions très concrètes, des objectifs quantifiés et très ambitieux.

L’idée que la crise climatique ouvre d’énormes opportunités commerciales pour Maurice est galvanisante – mais cela ne marchera que si l’île s’avère effectivement capable de trouver des substituts locaux (économie circulaire, écologie industrielle, R&D dans les énergies renouvelables…) aux énergies jusqu’ici importées mais aussi de mieux s’intégrer dans la production des équipements entrant dans les énergies renouvelables, dans les nouveaux marchés relatifs notamment à la performance énergétique, dans les technologies industrielles de séquestration du CO2 , dans le recyclage, la microproduction, les produits et technologies bas carbone… Autrement dit, le changement climatique n’est pas qu’une façon de limiter les importations ; c’est également une façon de trouver de nouveaux débouchés locaux et internationaux !

Le caractère insulaire de Maurice et ses nombreuses ressources (solaires, marines ou tropicales) peuvent faciliter la mobilisation autour d’un véritable démonstrateur organisé autour de partenariats public-privé qui pourrait être ensuite déployé dans d’autres pays. Enfin, la nouvelle économie climatique, c’est aussi penser l’adaptation au changement climatique et notamment faire face à la montée des eaux (un milliard d’habitants menacés d’ici 10 ans). Maurice et les îles de l’océan Indien offrent un terrain idéal pour un laboratoire dédié au développement de solutions innovantes (structures flottantes, constructions modulaires…).

La France se dit prête à accompagner ses entreprises dans leur transition, notamment, à travers des incitations fiscales. À Maurice, ne devrait-on pas en faire autant avec les producteurs d’énergies indépendants en les aidant à faire la transition vers la biomasse ?

Les incitations fiscales à la transition, notamment la transition des centrales à charbon vers la biomasse, dont on sait qu’elle représente un certain coût, peuvent être une solution. Cependant, pour de nombreux économistes et Prix Nobel, la seule solution pour rendre les EnR économiquement intéressantes est une taxe carbone généralisée (fiscalité verte) afin de rendre plus chères les activités qui émettent du CO2 en donnant un prix à la tonne de dioxyde de carbone émise. Les autres interventions publiques pour réduire la pollution se révèlent beaucoup plus coûteuses pour le consommateur et beaucoup moins efficaces qu’une taxe carbone – cela a été le cas en France pour les politiques de bonus-malus (dix fois plus cher que le gain obtenu grâce à la diminution de CO2 ) ou l’incitation à l’installation d’équipements photovoltaïques (engagement de rachat d’électricité sur 20 ans à 10 fois le prix moyen). Pour rendre acceptable cette fiscalité verte (voir les mouvements sociaux des Gilets Jaunes en France faisant suite à la taxation verte des carburants), une solution est de reverser une partie de son revenu aux moins riches. C’est l’idée du chèqueénergie, versé à plus de 5 millions de ménages.

Au-delà des questions de fiscalité, il existe deux autres enjeux : le premier, ça va de soi, est de ne plus subventionner les énergies fossiles. Le second est de mieux accompagner la territorialisation de l’énergie et une certaine «libération» du marché. Grâce à un nouveau cadre législatif et réglementaire, la France est en train de passer d’un système d’électricité fortement centralisé à une organisation plus décentralisée, s’appuyant sur une production plus distribuée, un stockage de l’énergie et une implication plus active des consommateurs par le biais du pilotage de la demande.

À mesure que la transition énergétique stimule la croissance des sources d’énergie renouvelables telles que l’énergie solaire, l’énergie éolienne et les déchets organiques, le fait qu’elles soient dispersées sur le territoire entraîne une décentralisation de la production d’électricité. On dit souvent que la décentralisation permet aux citoyens de produire leur propre énergie, de manière indépendante ou coopérative, et offre aux entrepreneurs des opportunités pour créer des entreprises innovantes.

Parmi les alternatives pour une île Maurice plus verte, la compensation carbone volontaire est une proposition. Cela ne s’apparente-t-il pas à un acte de bonne conscience plutôt qu’à une réelle volonté de dire non à la pollution ?

Il ne faut pas se tromper d’objectif. Être neutre en carbone au niveau de Maurice, c’est d’abord réduire les émissions de CO2 puis faire en sorte que les émissions de CO2 restantes soient intégralement absorbées par des puits de carbone, notamment les puits naturels (sols, forêts, océans, mangroves…) – qu’il s’agit donc de préserver, voire d’augmenter.

Au niveau d’une entreprise, c’est pareil : il faut d’abord s’engager dans une stratégie pour réduire ses émissions de CO2 de manière significative. Et, en effet, la compensation carbone permet dans un second temps, de manière réaliste, de se dire qu’en attendant d’avoir atteint les ambitieux objectifs alignés sur l’accord de Paris, on peut «compenser» ses émissions non encore réduites en finançant des puits de carbone capables d’absorber une quantité de CO2 équivalente… ou des projets de transition énergétique permettant d’économiser des émissions équivalentes. La compensation ne doit en aucune façon être une excuse pour continuer à émettre du CO2 sans se préoccuper de réduire ses émissions !

Vous évoquez aussi les «puits carbone» naturels, notamment une possibilité d’investir dans des champs d’algues et de mangrove. Toutefois, ces alternatives ne risquent-elles pas d’arriver trop tard quand on sait que l’érosion de nos plages est à un stade avancé et que 75 % des coraux sont blanchis ?

L’avantage ici est qu’investir dans des puits naturels qui séquestrent les émissions de carbone en poussant (comme les arbres, les forêts d’algues ou les mangroves…) permet aussi de protéger ou de restaurer les écosystèmes qui font l’attractivité touristique de Maurice, tout en travaillant à la résilience de l’île car les écosystèmes marins notamment (mangroves, récifs coralliens) protègent les côtes et leurs habitants des événements climatiques extrêmes. L’état des plages et des coraux que vous évoquez est préoccupant – mais la bonne nouvelle, d’une certaine façon, est que la crise climatique met en lumière l’intérêt de les protéger ou de les restaurer. Et elle peut aussi faire émerger des «incentives» financiers à la préservation de la biodiversité locale – comme des fonds d’investissement climatiques, ou le marché de la compensation volontaire et l’achat de crédits carbone que nous évoquions précédemment…

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