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Interview Rencontre

Danny Sanhye: «Il existe des liens importants entre la corruption et le blanchiment d’argent»

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Danny Sanhye (Expert de la Banque Mondiale)

Danny Sanhye (Expert de la Banque Mondiale)Sortir de la liste grise ne met pas un pays à l’abri, car les banques correspondantes et les intermédiaires financiers du monde entier continuent de le surveiller. Et ce serait dévastateur s’il reste les bras croisés par la suite. Il y a un risque inhérent qu’il se retrouve à nouveau sur une liste grise s’il adopte une telle attitude, prévient Danny Sanhye, expert de la Banque Mondiale.

Vous étiez récemment dans l’île. Était-ce en votre qualité d’expert international en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, dans le sillage de la tournée d’inspection des représentants du GAFI ?

J’assiste, en effet, actuellement l’île Maurice et de nombreux autres pays dans le monde en tant qu’expert de la Banque mondiale sur la recommandation 15 du GAFI

Compte tenu de votre expertise dans ce domaine, pourquoi ne pas aider Maurice dans ses efforts pour lutter contre le crime financier et améliorer son image sur la scène internationale ?

Bien sûr. Il y a aussi de nombreuses personnes compétentes et intègres à Maurice et à l’étranger qui sont prêtes à aider leur pays à passer à la vitesse supérieure.

Après plus d’une année sur la liste grise du GAFI, la tournée d’inspection de ses experts semble sonner la fin de ce cauchemar pour le centre financier international mauricien. Avec la réévaluation du niveau d’adhésion de Maurice en matière d’AML/ CFT par ESAAMLG, par qui cette série noire a commencé d’ailleurs, pensez-vous que nous sommes au bout de nos peines ?

Le GAFI maintient deux listes publiques de pays dont les régimes de LBC/FT sont faibles : les “juridictions sous surveillance accrue” qui travaillent activement avec le GAFI pour remédier aux déficiences stratégiques de leur régime (pays de la liste grise) et les “juridictions à haut risque faisant l’objet d’un appel à l’action” qui ne s’engagent pas activement avec le GAFI pour remédier à ces déficiences (pays de la liste noire). Les données empiriques indiquent que les entrées de capitaux ont tendance à diminuer en moyenne de 7,6 % du PIB lorsque le pays figure sur la liste grise, que ses entrées d’investissements directs étrangers (IDE) diminuent en moyenne de -3,0 % de son PIB et que les entrées d’autres investissements diminuent en moyenne de -3,6 % du PIB. Ces impacts économiques estimés montrent pourquoi un pays doit tout faire pour être toujours en conformité et éviter d’être inscrit sur la liste.

«Les données empiriques indiquent que les ide diminuent en moyenne de -3,0 % du pib lorsqu’un pays figure sur la liste grise»

Maurice a fait de bons progrès depuis 2018, mais comme vous le voyez, l’impact économique pouvant être conséquent, un pays qui finit sur une liste noire ou grise doit tout faire pour en sortir le plus rapidement possible. Pour y parvenir, il faut une forte volonté politique du pays et des décideurs compétents dans les institutions clés pour traduire les engagements politiques en actions pratiques efficientes et efficaces sur le terrain. La bonne nouvelle, c’est que les États-Unis n’ont pas inscrit l’île Maurice sur la liste des “pays de première préoccupation” en matière de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme

Par contre, le 7 mai 2020, l’UE a inclus Maurice (et 11 autres pays) dans sa liste révisée des pays à haut risque présentant des “déficiences stratégiques dans leurs cadres de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme” (cadre LBA-FT). La liste noire de l’UE est devenue applicable le 1er octobre 2020, et sa méthodologie d’inscription est en phase avec le processus d’inscription du Groupe d’action financière (GAFI). Contrairement au GAFI, qui n’impose pas d’obligation de diligence renforcée pour les pays figurant sur la liste grise, la directive de l’UE demande aux banques et aux autres gardiens d’appliquer une vigilance accrue dans les relations d’affaires et les transactions impliquant des pays tiers à haut risque, dont fait partie Maurice

«Emergency procurement ne veut pas dire absence de contrôle ; le contrôle est souvent même plus strict»

En tant que l’un des évaluateurs des directives européennes pour le Conseil de l’Europe, nous veillons à ce que ces exigences de vigilance renforcée soient inscrites dans le processus des pays européens. Si ces types de contrôles sont appliqués en Europe, d’autres pays en dehors de l’Europe ont tendance à harmoniser leur approche et donc, par défaut, les pays de la liste GAFI sont pris en compte dans l’analyse des risques des institutions financières dans les pays membres du GAFI. Ainsi, les transactions à destination et en provenance de l’île Maurice font l’objet d’un examen approfondi. En pratique, les institutions financières de la plupart des économies industrialisées adoptent une approche peu risquée lorsqu’elles effectuent des transactions avec des pays figurant sur la liste noire ou grise afin de minimiser leur exposition à la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Comme vous pouvez le constater. Le fait d’être inscrit sur la liste peut avoir un effet négatif important sur l’économie d’un pays

Pour répondre à votre question, un pays n’est pas complètement à l’abri lorsqu’il sort de la liste grise. Il y a un suivi continu avec le pays. Les institutions financières, les banques correspondantes et les intermédiaires financiers du monde entier continuent de surveiller ce pays, car les risques concrets de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme qu’il a présentés en raison d’importantes lacunes stratégiques ne disparaissent pas du jour au lendemain. La recommandation 19 du GAFI sur les pays à haut risque exige que les pays appliquent des contre-mesures proportionnelles aux risques, indépendamment de toute demande du GAFI. Maurice doit donc continuer à faire preuve d’un haut niveau de conformité avec les mesures d’application pratiques dans toute la gamme de la criminalité financière.

Lorsque l’on examine les facteurs qui ont entraîné l’inscription sur la liste du GAFI, on constate qu’ils auraient pu être évités avec une planification, une vision et un engagement appropriés. C’est la faute d’un pays s’il se retrouve sur une liste qui lui donne une mauvaise réputation. Il serait dévastateur pour un pays qui fait tout ce qu’il faut pour sortir de la liste grise qu’il reste les bras croisés par la suite. Il y a un risque inhérent pour un pays de se retrouver à nouveau sur une liste grise s’il adopte une telle attitude.

Pensez-vous que le régime de lutte du centre financier international mauricien en matière de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme pourrait constituer un paravent contre des tentatives futures de dérives ou de crimes financiers ?

Le paysage de la criminalité financière évolue selon une progression géométrique, et je travaille actuellement avec de nombreux centres financiers et pays européens qui sont proactifs et innovants dans leur approche de la gestion et de l’atténuation des risques. Je constate dans ces pays que le succès dépend de la présence de ‘the right person in the right job place and doing the job rightly’ et de la protection juridique nécessaire pour permettre aux institutions de faire leur travail sans crainte ni faveur

La corruption et le blanchiment d’argent sont mutualistes ; ils se produisent ensemble. Selon un document de la Banque mondiale sur le renforcement de l’engagement, «la corruption et le blanchiment d’argent sont des phénomènes connexes qui s’autorenforcent. Les produits de la corruption sont déguisés et blanchis par des fonctionnaires corrompus pour pouvoir les dépenser ou les investir. Parallèlement, la corruption au sein des institutions de lutte contre le blanchiment d’argent d’un pays (notamment les institutions financières, les régulateurs, les cellules de renseignement financier (CRF), la police, les procureurs et les tribunaux) peut rendre le régime de lutte contre le blanchiment d’argent d’un pays inefficace». Par conséquent, un cadre solide de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme devrait aider à dissuader, tracer et signaler les cas suspects de blanchiment de produits de la corruption.

Par ailleurs, si l’on considère la corruption comme une activité facilitant le blanchiment d’argent, l’implication d’acteurs du secteur privé ne peut être ignorée. La corruption peut être une étape cruciale du blanchiment d’argent en s’assurant la coopération corrompue des banquiers, des comptables, des avocats, des agents de transfert de fonds, etc. pour dissimuler les activités de blanchiment et garantir l’accès aux fonds et aux bénéfices.

Comme vous pouvez le constater, il existe des liens importants entre la corruption et le blanchiment d’argent. La capacité de transférer et de dissimuler des fonds est essentielle pour les auteurs de la corruption, en particulier la corruption à grande échelle ou “grande corruption”. En outre, les employés du secteur public et ceux qui travaillent dans des secteurs financiers clés du secteur privé sont particulièrement vulnérables aux pots-de-vin, à l’intimidation ou à d’autres incitations à dissimuler des activités illicites. Un haut degré de coordination est donc nécessaire pour combattre ces deux problèmes et mettre en œuvre des mesures ayant un impact sur ses deux volets de la criminalité.

Quels garde-fous donc pour les emergency procurement ou les restricted bidding procurement, autour desquels il y a souvent peu ou pas de visibilité, et où les potentiels risques d’abus sont rampants ?

J’ai mené au cours de ma carrière de l’investigation, et ce à travers le monde, axée sur les crimes financiers. Au regard des policies et lois internes pratiquées, l’émission d’emergency procurement doit satisfaire plusieurs critères. Emergency procurement ne veut pas dire absence de contrôle ; le contrôle est souvent même plus strict, bien que les procédures soient naturellement moins longues et fastidieuses.

«La conformité elle-même doit faire partie d’un cadre qui est établi de manière exhaustive par le régulateur et bien compris par le secteur privé»

Nous avons promulgué un arsenal de lois pour contrer les crimes financiers depuis les années 2000 : Asset Recovery Act, Prevention of Corruption Act, Financial Intelligence and Anti-Money Laundering Act (FIAMLA) notamment, mais quand l’on analyse l’envergure des cas de corruption, on se dit qu’ils ne sont pas des moyens de dissuasion, ou que les contrevenants savent comment les contourner…

S’il y a une chose qu’il faut garder à l’esprit est qu’au-delà de la loi, il y a l’application de la loi. Pour mettre en vigueur ces lois, vous devez disposer de ressources humaines et de capacité technique nécessaire à leur application. De mon expérience d’inspection des mécanismes et des modalités de conformité de nombreux pays, j’ai pu constater que certains disposent des meilleures lois que l’on puisse avoir. Lorsque nous testons leur efficacité cependant, les données de leur mise en application doivent pouvoir nous dire combien de personnes ont été condamnées, combien d’entreprises ont été sanctionnées… Si les statistiques manquent à l’appel, deux questions devraient surgir : l’exercice de compréhension et d’assimilation de la loi a-t-il été correctement entrepris ? Et deuxièmement : est-ce un manque de compétences qui a résulté dans le fait que les affaires n’ont pu envoyer au tribunal ?

Au Royaume-Uni, le mécanisme de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme se dote d’un système : le CPS. Le CPS effectue des tests sur les cas suspectés, et s’il y a assez de mérite pour envoyer un cas au tribunal, cela se fera en vertu des critères définis pour qu’un cas soit présenté en cour, donc de manière professionnelle et transparente. Je ne suis pas à Maurice ; donc je ne sais pas comment cela se passe, mais je peux vous parler des meilleures pratiques internationales. Par exemple, si l’on se concentre sur les pays qui ne sont pas industrialisés, vous verrez que certains ont adopté ces législations, comme si l’on cochait une case dans une procédure à adopter. Il faut pouvoir démontrer l’efficacité et l’efficience de ces lois. Du côté pénal, l’application des lois implique l’enquête, la détection, la poursuite de cas suspectés. Au niveau de la prévention, l’application des lois appelle à la mise en conformité. La conformité elle-même doit faire partie d’un cadre qui est établi de manière exhaustive par le régulateur et bien compris par le secteur privé.

Quand j’étais à HSBC en tant que responsable du Royaume-Uni et de l’Europe de l’‘Intelligence and analytics’, nous travaillions avec la National Crime Agency dans le cadre d’un programme de partenariat public-privé. Elle voulait apprendre du secteur privé, qui disposait des données, des connaissances et du plaidoyer. Mais le secteur privé devait démontrer qu’il voulait conduire ses opérations, alignées sur les lois en vigueur, et cela passe par une collaboration avec le gouvernement. C’est l’approche que les grandes banques à Londres ont adoptée. C’est ce qui fait défaut à Maurice actuellement. Mon équipe et moi-même avons eu la chance de travailler sur de nombreux cas grâce à ce type de partenariat, et avons traité des cas relatifs au blanchiment d’argent, à la corruption, au financement du terrorisme. Dans cet écosystème à la sécurité éprouvée, des données étaient échangées sur des cas suspects d’activités illicites.

Une success-story pour mon équipe à cette époque a été le partage d’une information capitale au démantèlement d’un réseau de trafiquants d’êtres humains. Cela démontre que le partenariat est important pour combattre les crimes financiers et activités illicites.

En août 2022, cela fera 20 ans que la FIU a été créée. Quel bilan faites-vous de ses opérations?

En 2002, j’ai fait partie de l’équipe qui a créé la cellule de renseignement financier (CRF). Pour replacer les choses dans leur contexte, après le 11 septembre 2001, la communauté internationale a pris conscience de la nécessité de criminaliser le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, mais aussi de déployer un réseau de CRF à l’échelle internationale pour lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Bien que le concept de CRF ait été inclus dans la Convention de l’ONU, la Convention sur la criminalité transnationale organisée, et en partie dans la Convention de Vienne, l’après-11- Septembre a été le catalyseur de la pression internationale pour que les pays établissent des CRF afin de contrôler le LBC/FT. L’île Maurice n’est donc pas le seul pays à devoir se conformer à la Convention de l’ONU et aux recommandations du GAFI.

L’île Maurice a alors adopté un ensemble de lois, dont le POC le FIAMLA, le Dangerous Drugs Act et d’autres textes de loi ont été adoptés et modifiés. J’ai dirigé la création de la CRF de Maurice en 2002, après l’adoption du FIAMLA. À cette époque, Maurice était le premier pays avec l’Afrique du Sud sur le continent africain à avoir une CRF. En 2003, la CRF de Maurice a été techniquement admise au sein du Groupe Egmont, un réseau international de cellules de renseignement financier. Il s’agissait d’une réalisation fantastique pour le pays, d’autant plus que Maurice a été admis en tant que représentant du Groupe Egmont pour le continent africain. À cette époque, Maurice était à l’avant-garde du leadership régional grâce aux mesures prises dans ce domaine.

Le travail de la CRF a beaucoup évolué avec les changements dans les comportements criminels et le processus de blanchiment d’argent. J’ai eu la chance de mettre en place la première CRF dans une banque mondiale lorsque j’étais à Barclays Global, et j’ai fait de même lorsque j’étais à HSBC. Aujourd’hui, je participe en tant qu’expert de la Banque mondiale à la diffusion de l’expérience acquise dans le secteur privé dans différents pays. De nombreux pays sont encore en train de rattraper leur retard.

«La FIU a été créée pour générer des renseignements; si vous commencez à diluer la mission et la vision de la FIU, alors vous obtiendrez des renseignements de moins en moins qualitatifs»

La perception est qu’il n’y a pas eu, au cours de ces 20 ans, beaucoup d’arrestations majeures, de sanctions, contre les grands contrevenants ou têtes pensantes en matière d’AML/ CFT…

Vous avez quatre types de FIU. La FIU de Londres est un modèle de law enforcement FIU. Puis il y a un type de FIU porté sur la supervision/réglementation ; ce modèle de FIU siège au sein de la Banque centrale ou pas mais exerce des pouvoirs de réglementation et agit comme superviseur de reporting institutions. Elles travaillent de concert pour mener des inspections sur site et hors site, et ce type de FIU émet des directives. L’autre modèle de FIU est de type “prosecutorial” ; elle siège au sein des bureaux des poursuites, recueille des informations, et fait beaucoup d’assistance juridique mutuelle entre autres activités. Puis vous avez un modèle de FIU de type hybride/administratif. Ce qui correspond au modèle d’opération de la FIU de Maurice. Elle a été créée comme une entité hybride, principalement pour collecter des informations, puis générer des renseignements, et ensuite utiliser ces renseignements pour l’application de la loi ou pour que l’ICAC enquête.

Ce que je vois maintenant, c’est que la FIU de Maurice remplit également les fonctions d’une FIU de supervision pour un grand nombre de reporting institutions. La FIU a été créée à travers le monde entier pour générer des renseignements. Si vous commencez à diluer la mission et la vision de la FIU, alors vous obtiendrez des renseignements de moins en moins qualitatifs ; à moins que vous ne mettiez l’accent sur le renforcement des capacités et l’usage des technologies d’analytiques. Surtout que de nos jours des outils sophistiqués et pointus pour générer des renseignements existent.

Les visites d’inspections conduites auprès des FIU en Europe m’ont permis de constater qu’elles s’appuyaient sur des outils analytiques très sophistiqués. Peu de FIU au final font de la supervision ; elles se concentrent sur la production renseignements sur ‘l’intelligence financière’.

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