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Viv Padayachy : «AFRINIC a un rôle essentiel pour le développement de l’Afrique»

Pour Viv Padayatchy, Managing Director de Cybernaptics et premier Chairperson de l’African network information centre (Afrinic), Afrinic est d’une importance capitale pour l’Afrique. Un éventuel arrêt de ses activités ébranlera non seulement l’internet, mais aussi le développement socioéconomique de l’Afrique dans son ensemble.

Vous avez été le premier Chairperson d’AFRINIC. Comment s’est fait l’implantation de cet organisme à Maurice et quelle est l’importance du rôle d’AFRINIC pour l’Afrique ?

J’ai été plus précisément le premier Chairperson mauricien de l’organisme et j’ai eu le privilège d’être partie prenante de sa fondation ainsi que de son implantation à Maurice. Il faut savoir qu’au moment de la constitution d’AFRINIC en 2001, un grand nombre de pays africains avaient signifié leur intérêt pour que le registre Internet soit hébergé chez eux car tout le continent était conscient de son importance stratégique pour le développement de la région. Maurice a été choisi comme pays de domiciliation d’AFRINIC en 2004, à la suite d’un appel d’offres en ce sens. À l’époque, j’étais le président de l’association des fournisseurs d’accès Internet (FAIR – Fournisseurs d’accès Internet réunis) et il y avait un consensus au niveau des membres pour la soumission d’une offre d’hébergement à Maurice.

Et je dois dire que nous avions reçu l’appui du gouvernement de l’époque, dirigé alors par feu sir Anerood Jugnauth, qui avait tout de suite saisi la pertinence ainsi que le rayonnement international qu’allait donner la présence d’une telle structure dans notre pays. Sous son impulsion, Maurice se lançait à ce moment précis dans la transformation d’Ébène en Cybercité et c’est ainsi qu’AFRINIC s’est inscrite dans cette même mouvance, à travers, notamment, le parrainage par le gouvernement, sur une période de deux ans, des locaux de l’organisation au sein de la première cyber tour, qui était alors l’unique bâtiment au sein de la Cybercité naissante.

L’annonce de la décision du comité de sélection de retenir notre candidature a été un moment particulier pour le pays car, non seulement nous avions été choisis au détriment de pointures comme l’Égypte, l’Afrique du Sud et le Sénégal, mais nous avions surtout conscience du privilège d’héberger un organisme qui allait faire partie d’un club restreint de cinq registres Internet (RIPE-NCC pour l’Europe et le Moyen-Orient ; APNIC pour l’Asie et le Pacifique ; ARIN pour l’Amérique du Nord ; LACNIC pour l’Amérique latine et les Caraïbes ; et AFRINIC pour l’Afrique). En plus d’être le fruit d’une belle collaboration public-privé dans l’intérêt national, la domiciliation d’AFRINIC à Maurice a positionné le pays en tant que plateforme pour l’incorporation de nombreuses sociétés technologiques africaines.

«La domiciliation d’Afrinic à Maurice a positionné le pays en tant que plateforme pour l’incorporation de nombreuses sociétés technologiques africaines»

AFRINIC a un rôle essentiel pour le développement de l’Afrique dans le sens où cet organisme est un pilier de la gestion et de la gouvernance d’Internet sur le continent. Le fonctionnement même d’Internet repose essentiellement sur deux fondamentaux : l’adresse IP et le nom de domaine. Et AFRINIC, en tant que registre Internet régional (RIR) ayant la responsabilité de la gestion des adresses IP attribuées à l’Afrique, est un maillon vital qui assure le bon fonctionnement d’Internet dans la zone concernée.

Avec un peu de retard, le continent africain a reçu une petite, mais précieuse portion d’une denrée rare : les blocs d’adresses IP. Quel serait l’impact social et économique sur l’Afrique si AFRINIC devait arrêter ses activités ?

On peut dire qu’une telle éventualité aurait un effet catastrophique car Internet est aujourd’hui un impératif incontournable pour le bon fonctionnement de toutes les économies du monde. Cela s’applique aussi tout naturellement aux pays africains, d’autant plus que le continent regorge de ressources et de talents qui ne demandent qu’à libérer pleinement leur potentiel. Pour cela, il leur faut un environnement propice qui dépend largement du bon fonctionnement d’Internet et du fait, du rôle central que joue AFRINIC à ce niveau.

AFRINIC s’est vu attribuer 2 % du stock mondial, soit un peu moins de 4 milliards d’adresses Internet disponibles, contre 40 % pour l’Amérique du Nord, 21 % pour l’Asie-Pacifique, 18 % pour l’Europe et le Moyen-Orient, 4 % pour l’Amérique latine, le reste étant entre les mains de l’Internet Assigned Numbers Authority, l’organe de gouvernance du réseau. Ces deux pourcents ne sont-ils pas une goutte d’eau dans l’océan par rapport à ce dont l’Afrique aura besoin pour se développer ?

Ceci s’explique par le fait que l’Afrique a fait une entrée tardive au sein de l’écosystème d’Internet. Et une des raisons du retard dans le développement d’Internet sur le continent est justement que ce dernier n’avait pas son propre registre. De ce fait, les opérateurs africains devaient s’adresser aux RIR qui desservent prioritairement leurs propres régions pour obtenir des adresses IP et, de plus, beaucoup n’étaient pas familiers avec le processus impliqué dans la formulation de ces demandes

Ainsi, c’est la reconnaissance de ce problème d’obtention des adresses IP et de son impact sur le développement d’Internet en Afrique qui a débouché sur la constitution du registre africain, soit AFRINIC. Les différents opérateurs du continent se sont, en effet, regroupés pour initier une demande en ce sens auprès de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), qui est l’organisme central de régulation d’Internet.

2 %, c’est effectivement insuffisant par rapport aux besoins de l’Afrique, surtout que le lien entre digitalisation et croissance économique est avéré et que chaque pays africain compte beaucoup sur la qualité de son infrastructure numérique pour stimuler le développement. Le fait d’avoir été le dernier registre Internet à être créé a fait que l’Afrique a eu les ressources disponibles restantes.

Ceci dit, il faut y voir une opportunité. C’est, en effet, aussi une rampe de lancement pour que l’Afrique aille vers l’adoption de technologies numériques avant-gardistes parce qu’il faut se rappeler que les 2 % de ressources dont dispose AFRINIC sont composées d’adresses IPv4, qui sont en phase d’être remplacées par l’IPv6. Donc, cet état de fait a le potentiel d’encourager les opérateurs africains à explorer les possibilités d’exploitation de technologies et ressources plus modernes, c’està-dire l’IPv6, au lieu de se contenter de rester sur l’IPv4.

Ce potentiel est bel et bien existant car il suffit de voir l’adoption massive de la téléphonie mobile en Afrique pour réaliser la capacité du continent à transcender les obstacles, notamment l’investissement requis, qui ont longtemps entravé l’installation de l’infrastructure de télécommunications (téléphonie fixe). Du coup, aujourd’hui, la téléphonie mobile en Afrique représente un marché en plein essor, tandis que l’installation des lignes fixes a connu un coup d’arrêt. L’Afrique gagnerait à s’inspirer de cette expérience pour favoriser un passage à l’IPv6.

Selon vos observations, est-ce que l’avenir du développement d’Internet en Afrique sera grandement affecté par la réservation des adresses IPv4 à un usage régional ?

Du fait que les ressources d’IPv4 sont limitées et qu’Afrinic ne détient que 2 % du stock mondial d’adresses IP, il est important qu’elles soient réservées aux opérateurs africains. C’est d’ailleurs la vocation même de tout registre Internet régional ; s’assurer que les adresses IP sont utilisées dans la zone régie par chaque organisme. Dans le cas de l’Afrique, ce besoin est donc d’autant plus crucial. Ainsi, le mandat d’AFRINIC est de s’assurer que ces 2 % sont prioritairement attribués aux opérateurs africains pour que ces derniers mettent ces ressources au service du développement des infrastructures Internet de l’Afrique.

Selon certains observateurs, la croissance de l’Internet africain à son plein potentiel ne peut être soutenue par les ressources d’adresses restantes d’AFRINIC. Partagez-vous cet avis ?

Tel est clairement le cas, parce qu’il est évident que les ressources d’adresses IPv4 dont dispose AFRINIC seront vite épuisées au vu de la croissance démographique fulgurante de l’Afrique et de la jeunesse de sa population. C’est la raison pour laquelle il est essentiel que les opérateurs africains commencent à contempler l’adoption de l’IPv6 et à vulgariser cette technologie ; l’IPv6 étant la génération future des adresses IP et d’Internet. Ce n’est qu’en s’appuyant sur l’IPv6, et non en se cantonnant à l’usage d’une ressource qui est en voie de disparition, que le développement futur du continent sera assuré.

Est-ce à dire que la croissance sera possible que si on importe un grand nombre d’adresses IPv4 du marché et/ou si on s’appuie davantage sur les adresses IPv6 ?

Nous sommes en fait dans une phase de transition et la croissance des pays africains va ainsi continuer à dépendre de la disponibilité des adresses IPv4 pendant un certain temps pour ceux qui ne sont pas encore prêts à migrer vers l’IPv6. L’éducation joue un rôle essentiel durant cette phase. La capacité des opérateurs à habiliter leurs ingénieurs ainsi que du secteur académique à former la génération actuelle et à venir à l’adoption de l’IPv6 aura un impact déterminant en ce sens. AFRINIC joue un rôle clé à ce niveau car l’organisme dépense beaucoup de ressources pour éduquer et former ses membres à l’IPv6. C’est d’ailleurs à travers ce transfert des connaissances ainsi qu’en fournissant l’assistance technique requise qu’AFRINIC contribue grandement au développement d’Internet en Afrique. L’adoption définitive de l’IPv6 se fera dans le temps et au stade où nous sommes actuellement, la disponibilité de l’IPv4 est cruciale pour permettre une transition harmonieuse.

Pour mieux comprendre la situation, il suffit d’établir le parallèle avec l’impératif aujourd’hui de la transition énergétique, possible à travers l’adoption des énergies propres et renouvelables. Cette question a d’ailleurs été au centre des débats lors de la récente COP 26. Tout en étant conscient de l’importance d’aborder un tel virage, nous réalisons aussi toute la difficulté d’abandonner, du jour au

«Afrinic, en tant que registre internet régional, est un maillon vital qui assure le bon fonctionnement d’internet dans la zone»

lendemain, l’utilisation des énergies fossiles. D’où le besoin d’une transition, le temps que les technologies requises pour le développement des énergies propres soient à la portée de tous les pays.

Comment voyez-vous se terminer le litige entre AFRINIC et Cloud Innovation ?

Il s’agit d’un litige qui a été référé à la cour commerciale et dont le dénouement ne dépend que de cette dernière. Je m’abstiendrai de tout commentaire à ce sujet, dans le respect de l’intégrité du judiciaire et en reconnaissance de l’expertise de l’équipe légale d’AFRINIC, qui est la plus habilitée à se prononcer à ce sujet.

Mais pensez-vous que l’attaque d’AFRINIC contre Cloud Innovation a été entreprise sans gestion appropriée des risques ? Est-ce qu’AFRINIC aurait dû mieux se préparer au très prévisible procès qui allait suivre sa décision de récupérer les blocs IPv4 en question ?

C’est un contrat de service qui lie AFRINIC à ses membres. Comme le prévoient les dispositions de tout accord contractuel, une rupture est envisageable si une des parties concernées estime que l’autre n’a pas rempli ses obligations ou respecté ses engagements, conformément aux conditions régissant toute adhésion. La décision d’AFRINIC de récupérer les blocs d’adresses IPv4 en question relève de cette même logique. La partie qui se sent lésée par une telle décision a, évidemment, tout à fait le droit de la contester en faisant appel aux instances judiciaires. Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans le cas présent.

Les ruptures de contrats entre RIR et leurs membres sont inhérentes au fonctionnement de ces organismes et le litige que vous mentionnez n’est certainement ni une exception, ni le premier cas de la sorte. Est-ce qu’AFRINIC aurait dû mieux se préparer ? Je dirais qu’il est quand même assez difficile de prévoir la manière dont chaque litige résultant d’une rupture de contrat pourrait se développer, d’autant plus que cette rupture est faite sur la base de dispositions clairement définies. Cela dit, AFRINIC est une organisation à but non lucratif et ainsi, elle dispose de ressources financières et légales limitées ; il s’agit d’un paramètre qu’il convient de ne pas occulter.

AFRINIC a été au centre d’un certain nombre de controverses organisationnelles au cours des cinq dernières années (notamment la vente de blocs d’adresses IP AFRINIC par Ernest Byaruhanga pour son profit personnel). Pour certains, il est difficile de ne pas voir dans ses difficultés juridiques actuelles une nouvelle démonstration de l’incompétence de l’organisation. Qu’en pensez-vous?

Chaque organisation doit, à un moment donné, faire face à des risques ou crises qui sont indépendants de sa volonté. La présence de brebis galeuses au sein des organisations en est un exemple commun et AFRINIC n’a malheureusement pas été épargnée sur ce front. Il ne s’agit cependant pas de la seule organisation au monde ayant eu des cas de collaborateurs qui sont allés à l’encontre de l’éthique et des valeurs collectives. En ce qui me concerne, cela ne remet nullement en cause la compétence même de l’organisation. Et je pense que ce genre d’incidents ne peut qu’être un tremplin pour que l’organisation en question renforce progressivement ses points de contrôle. N’oublions pas qu’AFRINIC est le plus jeune (et le dernier) registre Internet au monde. Elle a commencé ses activités en 2005 avec deux personnes pour se retrouver aujourd’hui avec une cinquantaine de collaborateurs de tous bords. Il est donc normal qu’AFRINIC se consolide graduellement d’année en année, avec l’âge et l’expérience.

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