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Édito

Plaidoyer pour un renouveau de la pensée politique

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Le recrutement par piston s’avère une pratique politicienne bien établie dans les mœurs mauriciennes tant dans le secteur public que dans le privé. Ce type de recrutement n’a rien d’éthique et va à l’encontre des principes de méritocratie et d’égalité des chances. Plusieurs études indiquent que cet état de choses provoque la fuite des cerveaux dans les pays en développement comme Maurice. Et alors que l’on tergiverse sur la réforme électorale et le financement politique, et que l’on atermoie sur le redécoupage électoral, de plus en plus de jeunes choisissent d’émigrer, selon des chiffres incomplets de Statistics Mauritius.

Les termes «clientélisme» et «corruption» sont connexes. Ces deux phénomènes de notre système politique possèdent une forme de légitimation sociale. Une première à Maurice : en 2005, l’embauche de Health Care Assistants avait pourtant mené à l’invalidation de l’élection au numéro 8 du ministre MSM de la Santé, Ashock Jugnauth, à la suite d’une plainte du travailliste Raj Ringadoo, selon laquelle Jugnauth avait utilisé sa position pour commettre un bribe électoral. C’est Ringadoo lui-même qui avait apporté les preuves ; l’Electoral Supervisory Commission n’y avait vu, comme à l’accoutumée, que du feu. Mais ce verdict n’a pas changé les dérives du système. Et aujourd’hui, nous attendons un autre verdict du Privy Council par rapport au bribe électoral (encore une fois au numéro 8 !).

Toute embauche due au clientélisme politique ne peut que provoquer des dysfonctionnements. Car l’individu n’est pas recruté pour ses compétences, et la méritocratie s’en trouve court-circuitée. Cela peut aussi engendrer le problème de discipline : qui pourrait réprimander sans risque un employé peu motivé mais qui a le backing, disons, d’un ministre ?

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Accrochés aux basques des propriétaires de circonscription, il y a aussi toute une série d’autres petits chefs au bout de la chaîne d’une campagne électorale. Il y a des chefs agents, des chefs tapeurs, des chefs colleurs d’affiches, des animateurs d’autobus loués pour remplir les meetings, etc. Ces chefs profitent tous de l’économie occulte des campagnes. Des centaines de millions de roupies changent de mains : du propriétaire de parti au propriétaire de circonscription, du chef agent au président du club de 3e âge, les millions ne se comptent pas. Et une fois les élections terminées, il faut caser tous ces agents (qui finissent dans des ambassades ou des parapublics aux frais des contribuables).

Une des façons de lutter contre les pratiques opaques entre les élus et leurs mandants pourrait précisément bien être l’interdiction du cumul des mandats. Ailleurs, dans d’autres pays, cela a permis de diminuer la dépendance des élus vis-à-vis des électeurs. L’impossibilité d’aller de réélection en réélection diminue l’emprise du clientélisme.

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Combler le vide de la pensée. «Le ‘miracle mauricien’ a été de pouvoir, dès 1975, ajouter à l’industrie sucrière – sans la détruire – la zone franche, le textile et le tourisme. Notre décollage économique est venu du fait qu’aucun secteur ne s’est développé au détriment d’un autre (…) L’innovation, c’est de garder le système ouvert, le questionner et ‘ajuster le tir’ en permanence», rappelle José Poncini, visionnaire mauricien, dans la biographie «Bâtir sur ses rêves».

Le philosophe Edgar Morin souligne souvent notre incapacité collective à produire un «diagnostic juste» pouvant refléter ne serait-ce que les contours de ce qui se passe sous nos yeux, enfermés et englués que nous sommes dans des structures politiques figées. Enfermés, englués, et en se plaignant en permanence de l’immobilisme, presque résolus à la fatalité politique, (voire dynastique), que nous subissons.

Se plaindre, dit-il en substance, ne suffirait pas pour se débarrasser de ceux-là mêmes qui ont pris possession de nos rêves de développement (post-colonial en ce qui nous concerne). Certes, une victoire sur le dossier Chagos devant la Cour internationale de justice en septembre est salutaire pour nous tous, à n’en point douter, mais, au fond, cela changera quoi aux problèmes de moralité (politique et publique) auxquels nous sommes confrontés ici, à Maurice, depuis un demi-siècle ? Un pays dit indépendant mais où les mêmes restent aux commandes, alors que les inégalités et les exclusions deviennent plus visibles, avec tous les villas de luxe et les logements sociaux qui sont construits concomitamment ? Comme si deux mondes parallèles s’érigeaient.

Edgar Morin dit ceci d’important : «Tout notre passé, même récent, fourmille d’erreurs et d’illusions, l’illusion d’un progrès indéfini de la société industrielle, l’illusion de l’impossibilité de nouvelles crises économiques, l’illusion soviétique et maoïste, et aujourd’hui règne encore l’illusion d’une sortie de la crise par l’économie néolibérale, qui pourtant a produit cette crise. Règne aussi l’illusion que la seule alternative se trouve entre deux erreurs, l’erreur que la rigueur est remède à la crise, l’erreur que la croissance est remède à la rigueur.» Le philosophe va plus loin : «Cette docte ignorance est incapable de percevoir le vide effrayant de la pensée politique, et cela non seulement dans tous nos partis (en France), mais en Europe et dans le monde.» On peut facilement y ajouter l’Afrique, et Maurice.

Face au vide de la pensée politique, il est utile de faire entrer des philosophes dans l’agora afin d’essayer de donner du sens.

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En janvier 1971, sous la plume chirurgicale du Dr Philippe Forget, l’express avançait que les principales tendances de la politique mauricienne sont celles qui la polarisent vers les totalitarismes de droite et de gauche. «L’affreuse constatation, c’est qu’il n’y a pas d’alternative valable à ces formes d’asservissement, distinctes par les moyens employés, semblables dans leur effet : la restriction des libertés.» Selon le Dr Forget, les indications que les partis de coalition ont viré vers un totalitarisme de type fasciste ne se comptent plus : amendement à la Constitution en 1969 sans mandat populaire ; renvoi des élections générales à 1976 ; première loi bâillon avortée ; législation rétroactive pour couvrir les irrégularités municipales ; boycott et sanctions économiques dans le domaine de la presse ; l’état d’urgence ; build-up des forces policières ; mainmise sur les corporations ; recours aux tapeurs ; création de polices parallèles ; élimination des élections de remplacement. L’ancien rédacteur en chef de l’express concluait : «Quant à l’évidence historique, elle est massive : les dictatures dites prolétariennes, quand elles prennent le pouvoir, ne le lâchent plus – coûte ce que cela coûte à la démocratie et à la liberté

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À ce carrefour de notre développement économique, en l’absence d’un renouveau de la pensée politique, nous avons besoin, chacun d’entre nous, de «bâtir sur (ses) rêves», comme nous le rappelle Jose Poncini.

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