Type to search

En couverture

Agriculture raisonnée ou biologique ? Divergences entre l’État et le privé

Share
Agriculture raisonnée ou biologique ? Divergences entre l’État et le privé | business-magazine.mu

Il est primordial de moderniser l’agriculture en adoptant des techniques culturales plus saines. Le gouvernement et le secteur privé partagent cet objectif commun. Or, ils ne s’accordent pas sur la méthode à utiliser : d’un côté, l’on est favorable à l’agriculture biologique, alors que de l’autre, l’on penche en faveur de l’agriculture raisonnée, plus viable d’un point de vue économique.

Est-il sain de consommer des produits du terroir ? Une question d’intérêt national qui a, du reste, fait l’objet d’une enquête de l’express en début d’année. Un constat saute aux yeux : le taux élevé de pesticides et de produits chimiques présents dans nos légumes. Une situation inquiétante quand on sait que ces produits sont nocifs, pouvant provoquer des maladies graves, dont le cancer.

Pour avoir le cœur net, la Chambre d’Agriculture décide, elle aussi, de mener sa propre enquête. Celle-ci révèle que trop de planteurs dépassent les doses acceptables de produits chimiques. Pour les opérateurs, la source du problème réside dans le fait qu’une forte majorité des petits planteurs manquent cruellement de formation. «Le milieu agricole est composé d’une multitude de petits planteurs qui perpétuent des méthodes culturales et disposent de très peu de moyens pour être formés», observe Yan Mayer, Managing Director de Proxifresh, qui ajoute qu’à Maurice, pour être agriculteur, il n’y a nul besoin d’être formé. «En France, un agriculteur doit obligatoirement suivre une formation diplômante; ce n’est pas le cas à Maurice. Il est aujourd’hui impératif que le métier d’agriculteur soit reconnu et valorisé, au même titre que les autres professions», insiste-t-il.

Un avis partagé par Alban Doger de Spéville, Manager d’Agrex, filiale responsable du marketing et de la vente de produits non sucre au sein d’ENL Agri. Il précise que les conditions climatiques inhérentes à Maurice encouragent la prolifération d’insectes et d’autres parasites. Ce qui affecte grandement la culture des légumes.

Jacqueline Sauzier, Secrétaire générale de la Chambre d’Agriculture, abonde dans le même sens. «Nous avons une forte pluviométrie et un taux d’humidité assez important. Ces conditions sont favorables à la prolifération de parasites. De plus, nous n’avons pas un hiver très froid, qui aurait pu briser le cycle des bactéries», indique-t-elle.

Du coup, pour sortir de terre un produit convenable, nombre de planteurs dopent leurs champs de légumes à grand renfort de produits chimiques. «Le seul moyen de sauver leur plantation, c’est d’utiliser des pesticides. Par manque de formation, ils ne savent pas quand il faut appliquer le produit chimique et quelle dose utiliser», explique Alban Doger de Spéville.

Moderniser les pratiques culturales

Cette situation ne saurait perdurer. Il est grand temps de moderniser et professionnaliser les pratiques culturales, insistent les opérateurs. Car il y va de la santé des consommateurs. Mais là, deux écoles de pensée s’opposent : le gouvernement veut prôner le concept d’agriculture biologique, qui implique l’utilisation d’intrants bio à base de plantes (le zéro chimique) et le secteur privé, qui est pour une transition plus souple, en optant pour l’agriculture raisonnée, une méthode consistant à optimiser la production agricole tout en limitant les quantités d’intrants utilisées. Il s’agit de ne pas se tromper. L’enjeu est de taille quand on sait que le secteur agricole compte 8 000 agriculteurs, lesquels produisent 117 000 tonnes de légumes sur 8 200 hectares.

Résolue à encourager l’agriculture raisonnée, la Chambre d’Agriculture a lancé le projet Smart Agriculture, lequel bénéficie du financement de l’Agence française de Développement. L’objectif étant de proposer et vulgariser une alternative de production aux planteurs tout en les accompagnant dans cette transition. «Le projet vise à contrôler l’utilisation d’intrants pour sortir un légume acceptable, sain et économiquement viable pour le consommateur mauricien», résume Jacqueline Sauzier.

L’initiative Smart Agriculture comporte deux phases : le lobbying et la démonstration. Lors de la phase de lobbying, il s’agira pour la Chambre d’Agriculture de travailler en partenariat avec les autorités en vue d’améliorer la législation. L’organisme collabore également avec le Mauritius Standards Bureau (MSB) pour mettre au point des programmes de certification. Il est aussi en contact avec des universités internationales afin de concevoir des programmes de formation à l’intention des planteurs pour mieux les initier aux nouvelles techniques culturales.

S’agissant du deuxième volet, il concerne la mise en route d’un projet pilote où la gestion d’une vingtaine de fermes sera confiée à des planteurs. Celles-ci utiliseront, bien évidemment, des techniques culturales propres à l’agriculture raisonnée. L’idée est surtout de faire la démonstration aux planteurs qu’une nouvelle méthodologie peut donner des résultats probants.

Le modèle de ces fermes est inspiré de ce qui se fait déjà, dans ce domaine, à La Réunion et en France. Ainsi, la Chambre d’Agriculture a sollicité l’aide de la CIRAD, un centre de recherche français basé à La Réunion, où elle a mis en place un programme similaire il y a une vingtaine d’années. «Depuis 10 ans, le gouvernement français veut réduire de 25 % l’utilisation de pesticides en France. Nous n’allons pas réinventer les méthodes et programmes qui ont fait leurs preuves à La Réunion», souligne Jacqueline Sauzier.

Les planteurs participant à ce programme seront encadrés par le Food and Agricultural Research and Extension Institute (FAREI). Bien que cet organisme gouvernemental apporte son soutien à ce projet d’agriculture raisonnée, l’État semble décidé à aller de l’avant avec l’agriculture biologique. De l’avis de nombre d’opérateurs, tout porte à croire que la Chambre d’Agriculture et le gouvernement veulent être les premiers à faire adopter aux planteurs l’une ou l’autre méthodes agricoles.

Du côté de la Chambre d’Agriculture, on laisse entendre qu’il n’y a pas de course en tant que telle entre l’État et le privé. Selon Jacqueline Sauzier, l’ancien ministre des Finances était davantage en faveur de l’agriculture raisonnée.

Vishnu Lutchmeenaraidoo s’était, en effet, rendu à La Réunion pour signer plusieurs accords dans les domaines de l’agro-industrie et de la technologie. Sur place, il s’est rendu compte que l’objectif qu’il s’est fixé sur le projet d’agriculture biologique est légèrement trop ambitieux. Et qu’il faut franchir des étapes supplémentaires avant d’y parvenir. Mais, depuis son départ des Finances, le gouvernement a ravivé le projet d’agriculture biologique. Pour preuve, en octobre dernier, les autorités ont emboîté le pas à la Chambre d’Agriculture en lançant le projet Maurigap, un standard local de production durable de fruits et légumes, avec à la clef un Bio-farming Certificate délivré par le FAREI.

Face à ce constat, Jacqueline Sauzier réitère qu’on ne doit pas mettre la charrue devant les bœufs et qu’avant de viser l’agriculture biologique, il faut passer par l’agriculture raisonnée. D’ailleurs, précise-t-elle, le projet Maurigap est étalé sur huit ans. Cela implique que, quelque part, le gouvernement sait qu’une période de transition, au cours duquel il doit accompagner les planteurs, est nécessaire. Un avis que partage Alban Doger de Spéville : «Au niveau d’ENL Agri, nous sommes partie prenante du projet de la Chambre d’Agriculture. Et nous sommes tout à fait d’accord avec elle pour dire que l’agriculture raisonnée est une étape à franchir avant de parler d’agriculture biologique

Ne pas brûler les étapes

Dans ces mêmes colonnes, François Vitry Audibert, président de la Chambre d’Agriculture, insistait, lui aussi, sur la nécessité de ne pas brûler les étapes concernant les pratiques culturales qu’il faut promouvoir dans un proche avenir. «Pour faire de l’agriculture biologique, c’est-à-dire produire des légumes sans l’utilisation de produits chimiques, il faudra que les planteurs passent par une période de transition durant laquelle il y aura une réduction progressive de l’utilisation des produits chimiques, qui est l’agriculture raisonnée», avait-il déclaré, avant de lancer cette pique : «Osez penser que les agriculteurs passeront du jour au lendemain du ‘tout chimique’ au ‘zéro chimique’ est totalement utopique !»

Et Jacqueline Sauzier de renchérir : «Nous ne pouvons demander à un planteur de passer d’une production tout chimique, à une production zéro chimique. C’est impossible ! Il va perdre en productivité et se décourager. En conséquence, il arrêtera sa production, et c’est ce qu’il faut éviter».

Mico Tse, agronome à ENL Agri, estime pour sa part que l’agriculture conventionnelle est fiable aussi longtemps que toutes les normes sont respectées. C’est d’ailleurs dans cette direction que la Chambre d’Agriculture doit aller en prônant l’agriculture raisonnée, argue-t-il.

Au sein d’ENL Agri, on s’est engagé dans la voie de l’agriculture raisonnée à travers la marque Field Good. «Jusqu’à présent, nous produisons tous nos légumes uniquement sous serre. La raison est simple : il s’agit d’une méthodologie plus facile. Sous serre, les légumes sont mieux protégés qu’en plein champ. Les légumes sont à l’abri du soleil, des grosses pluies grâce aux bâches mais aussi des insectes, par le biais, des filets anti-insectes. Tandis que l’utilisation des produits chimiques est contrôlée… Nous effectuons des recherches pour identifier les produits biologiques que nous pouvons produire durant toute l’année», soutient-il.

Du côté de la Chambre d’Agriculture, on s’est fixé des objectifs raisonnables en matière d’agriculture raisonnée. Ainsi, dans le cadre du projet Smart Agriculture, il s’agira de diminuer de 25 % l’utilisation des pesticides tout en conservant le même rendement. Une première étape vers une offre agricole plus saine.

}]