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Bruno Dubarry : «Il est incohérent d’avoir l’industrie et le commerce sous un même ministère»

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Bruno Dubarry : «Il est incohérent d’avoir l’industrie et le commerce sous un même ministère» | business-magazine.mu

Après plus de deux décennies d’existence de l’AMM et le lancement du label Made in Moris, quelle est votre analyse de l’état actuel du secteur manufacturier local ?

L’AMM est convaincue de la chose suivante : nous sommes mûrs pour définir et développer nous-mêmes (Mauriciens) la stratégie industrielle des dix prochaines années.

À la veille de ses 25 ans, l’AMM est dans l’incarnation : promouvoir l’industrie mauricienne et accompagner sa transformation ; être un think and do tank pour ses membres. Il suffit de voir les projets portés ces deux dernières années : formations techniques et non techniques, missions export au Kenya, ateliers et roadmap collective. Tout ce travail de transformation de l’AMM aboutit pour la période 2020-2022 à une ambition nationale et régionale, le Smart and Sustainable Manufacturing, avec deux piliers que sont : la responsabilité sociale et environnementale, et l’automatisation (production, data, logistique). Cette ambition se déclinera tant au niveau national que régional avec des programmes collectifs sur mesure et de nouveaux partenariats industriels dans la zone océan Indien (recyclage, transport, expertises partagées, sourcing mutualisé, export en commun).

Le jeu s’est globalement compliqué pour le secteur avec l’arrivée de nombreuses gammes de produits étrangers, de tous niveaux de qualité, de tous prix, ce qui a aussi été la raison de la création de l’association. Il s’agissait de porter la voix de l’industrie dans un moment difficile et de continuer à marquer des points sur le fait qu’on doit continuer à rééquilibrer notre marché, notamment, en termes de pratique, de contrôle, de traçabilité des produits, de provenance, de prix.

C’est un déséquilibre qui est dévastateur : les efforts que mettent les industriels ici dans la production locale au bénéfice du pays, avec beaucoup d’exigence, et qu’on ne retrouve pas forcément dans les pays exportateurs vers Maurice. L’outil privilégié de l’AMM a été le Made in Moris qui, très rapidement (six ans), est devenu un outil révélateur de la qualité de l’entrepreneuriat mauricien au service de toute la production locale. C’est aujourd’hui un mouvement au sens le plus noble du terme, c’est-à-dire une somme d’énergies positives qui avancent dans la même direction avec cette ambition partagée de revendiquer haut et fort notre fierté de produire à Maurice, pour Maurice et l’étranger.

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Quelles sont les autres difficultés auxquelles l’industrie locale est confrontée ?

Il y a des choses qui fonctionnent mais il y a encore des manquements dans le système. Quand il y a des incidents, comme on en a connus sur l’huile alimentaire, on se rend compte que la chaîne de contrôle sanitaire n’est pas totalement opérante. Au point que, quand on demande des éclaircissements aux autorités, demeurent des zones d’ombre et donc des risques pour le consommateur mauricien, à l’égard duquel les producteurs locaux sont très attentifs.

Il y a des choses à améliorer. D’ailleurs, dans le dernier Budget a été annoncée la création d’une Food Standards Agency chargée de valoriser un peu plus l’effort des producteurs et des exportateurs dans l’adoption et le respect de standards alimentaires internationaux. Mais elle n’a pas encore vu le jour alors que c’est l’outil pour pallier les manquements du système actuel. Il y a deux manières de procéder et très honnêtement, de notre point de vue, elles vont de pair : soit l’on rééquilibre le poids du contrôle sur les activités d’importation par rapport à celles des producteurs locaux, soit l’on valorise davantage l’effort de tout opérateur en matière de qualité et de respect des normes et standards internationaux. Ce rééquilibrage est nécessaire, sans être exclusif au domaine alimentaire, mais c’est un bon point de départ.

Cette inégalité est-elle le plus gros défi des industriels ?

Aujourd’hui, quand un industriel veut se projeter à l’export, sa première inquiétude, c’est la stabilité sur le marché domestique, son marché naturel.

Si sa situation compétitive s’y détériore, particulièrement en l’absence de politiques incitatives ou favorisant uniquement le développement à l’export, c’est peine perdue pour la performance de l’industrie locale vers de nouveaux marchés. Qui irait prendre des risques sur de nouveaux marchés quand il n’est pas sûr de son marché principal ? Ce serait un gâchis compte tenu de la contribution du secteur au Pib qui demeure tout de même à Rs 27 milliards.

Comme on ne peut pas changer du jour au lendemain une base industrielle locale et que toute entreprise d’ailleurs n’a pas vocation à être à l’export, on comprend que c’est un plan d’accompagnement qu’il faut au secteur. Évidemment dans ce plan d’accompagnement, le niveau d’ouverture du marché et la prise en compte des contraintes d’une industrie insulaire - coûts d’importation des matières premières, connectivité, économie fortement carbonée sans conditions optimales pour le développement des filières d’énergies renouvelables et de recyclage -, ne peuvent plus être éludés par des positions dogmatiques. Il est temps de faire preuve de pragmatisme en matière de sécurité d’approvisionnement et d’effet multiplicateur pour notre économie. Il est temps d’organiser une nouvelle ère industrielle pour Maurice et l’océan Indien.

Qu’en est-il de l’accompagnement du gouvernement au secteur manufacturier local ?

Je pense que le gouvernement a compris les difficultés de l’industrie locale, qu’elles soient considérées petites et moyennes ou grandes entreprises. On le voit aux mesures budgétaires qui sont votées ou annoncées chaque année depuis maintenant trois à quatre ans. Il y a systématiquement des mesures en faveur de la production locale. La difficulté, c’est que ces mesures n’ont que peu d’impact sur des entreprises classées comme intermédiaires ou grandes car trop souvent restreintes aux réalités des très petites entreprises. Quand on regarde les grandes entreprises mauriciennes, leur chiffre d’affaires moyen est très en-deçà des échelles pratiquées par les autres économies de la région.

Il y a aussi l’implantation des mesures qui est opérée dans un environnement économique complexe caractérisé par la recherche d’équilibre entre la production locale, l’export et l’importation. Beaucoup de nos producteurs locaux sont aussi importateurs, notamment, pour rentabiliser leurs équipements de production. Cette réalité n’est pas à négliger dans les raisons qui compliquent le travail du gouvernement ou des agences qui sont chargées de l’implémentation. À défaut de vouloir ou de pouvoir entrer par la complexité, il faut entrer par la vision. La question à se poser est donc : où veut-on porter l’industrie dans les dix prochaines années ?

L’AMM participe à des initiatives du public et du privé, avec des messages et des analyses concordantes, mais la décision politique n’est pas claire. L’association des manufacturiers a été créée aussi parce qu’il n’y avait pas de vision politique pour le secteur, qui donnerait une cohérence à toutes les initiatives et mesures budgétaires qui se suivent. Nous reconnaissons qu’il y a eu deux mesures en faveur de la production locale à travers le label Made in Moris (aide financière pour les PME, marge de préférence dans les contrats publics pour les PME) qui encouragent à un travail plus poussé sur la politique industrielle. On ne voit pas clairement comment l’État perçoit et veut encourager l’avenir de l’industrie, mis à part sous l’angle de l’autonomisation économique qui donne la chance à plus d’entrepreneurs d’entrer dans une activité qui leur permet d’être autosuffisants, au risque de n’offrir que peu de différenciation entre produits et services vendus. En période de diète, précisément là où s’achemine notre économie comme le reste du monde, il est impératif d’avoir des priorités et d’investir dans plus de valeur ajoutée. Les potentiels sont là pour être utilisés à pleine capacité, sans quoi ils ont vocation à être perdus.

Sur le volet stratégique, quant à savoir où sont nos points forts en tant que producteurs, ce qui est important pour la résilience de notre économie, pour la sécurité alimentaire des Mauriciens, nous ne sentons pas la vision stratégique, du moins elle ne se traduit pas dans une politique économique. Sur le plan diplomatique avec les pays voisins, dans les partenariats commerciaux que l’on signe, la conscience des enjeux locaux et des risques pris quand on ouvre encore plus nos marchés présente des imprudences récurrentes. Il faut comprendre que quand on est un petit territoire comme le nôtre, qui n’a pas de frontière terrestre, ce qui complique l’acheminement de matières premières et de produits finis, le fait d’avoir une production locale, des outils de production qui demeurent sur le territoire est une sécurité supplémentaire. Cela prend le relais en cas de carence de produit importé, plusieurs exemples l’attestent. C’est enfin un écosystème d’entreprises manufacturières de toutes tailles, se fournissant les unes les autres tant pour le marché domestique que pour l’export.

Des objectifs sont souvent fixés pour ce qui est de la contribution du secteur manufacturier au Pib. Avons-nous les moyens de les atteindre ?

Il est vrai qu’il y avait une vision 2030 datant de 2014 qui était de ramener le Pib du secteur manufacturier local et exportateur à 25 %. Si vous le permettez, je vais utiliser une image pour dépeindre la situation. Imaginez-vous dans une salle de contrôle : votre objectif est d’emmener un train de marchandises à sa destination finale. Il s’agit en réalité de porter la contribution du secteur manufacturier à 25 % du Pib, c’est la destination finale. Première alerte qui se déclenche car la contribution du secteur, loin d’augmenter ne fait que baisser, impossible de poursuivre cet itinéraire. Avant de pouvoir le reprendre, il y a des étapes intermédiaires et la première doit être de stopper cette baisse, puis les étapes suivantes correspondent à une nouvelle croissance. Qui dit nouvelle croissance, dit fondamentaux renouvelés. On en vient donc au véhicule qui permettra d’emmener ce secteur à la destination finale. Deuxième alerte : le mode pilotage automatique est enclenché. C’est la situation actuelle du secteur, il n’y a pas de pilote.

Aux handicaps structurels de notre industrie insulaire, nous avons donc de sérieux handicaps managériaux. Une intervention d’urgence est requise, mais il y a un manque de volonté et de moyens. Ainsi, le train fait fausse route, ses marchandises perdent de la valeur. Le pilotage automatique détecte une série de dysfonctionnements : approvisionnement défaillant (compétitivité non améliorée), système d’échappement (absence d’économie circulaire avec les déchets), moteurs de secours en panne (filière locale d’énergies renouvelables) et d’autres. Pendant ce même laps de temps, les pays voisins de Maurice de toutes tailles et conditions continuent d’apporter une attention particulière à leurs industries locales respectives ; ils sont déjà à la deuxième ou troisième étape de l’itinéraire.

Venons-en au véhicule ; il nous faut une approche programmatique. Première question : quel est notre moteur actuel et jusqu’où peut-il nous emmener ? Certainement pas jusqu’au 25 % de contribution au Pib. Point de vigilance : le secteur demeure le premier employeur à Maurice. Si l’on fait économie de la main-d’œuvre étrangère, cela demeure considérable avec près de 65 000 emplois directs. Ajoutez des emplois indirects et vous atteignez 125 000 à 150 000 emplois; l’industrie est aussi une grande consommatrice de services, donc vitale pour le secteur des services.

Il y a donc des contingences multiples à gérer ; le pilote qui doit être placé à la tête de cette mission doit être animé d’un esprit de transition. L’approche impose d’anticiper les différentes étapes de l’itinéraire. À chaque étape, il faut une configuration spécifique pour le véhicule et des réglages du pilotage : niveaux d’efficience visés (tenant compte de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises), rythme d’investissement, choix de technologies, ciblage des marchés, adaptation des compétences, partenariats adéquats.

Un travail d’équipe pour lequel l’AMM pourrait se positionner comme capitaine et rédiger la feuille de route.

Comment mieux soutenir les demandes et besoins de ce marché domestique qui dépend grandement de l’importation pour s’approvisionner alors que les opérateurs locaux disent être en difficulté face à l’importation de produits étrangers ?

La réponse à votre question est une équation. Un équilibre. Et dans le cas de Maurice, un rééquilibrage à opérer. Avec une mesure de pondération, d’ordre stratégique ou plutôt géostratégique, celle d’être prudent et attentif à la période dans laquelle nous vivons. Cette période est truffée de ruptures et de conflits qui vont se multiplier. En somme, il convient de se poser la question utile au pays et à nos compatriotes : que veut-on et que peut-on maîtriser dans une période d’incertitudes ? La vérité, c’est qu’il y a peu de choses maîtrisables. Dès lors, la prudence commande de maintenir des outils de production particulièrement dans tout ce qui est d’utilité systémique et qui peut se mesurer par le niveau d’interdépendance des activités productives. C’est ce type de raisonnement qui permettra d’amortir des chocs économiques extérieurs (conflits armés, embargos, ruptures d’approvisionnement, instabilité des prix).

Nous n’avons jamais eu l’ambition ni la prétention de répondre à tous les besoins des Mauriciens. Cela a été davantage le cas au lendemain de l’indépendance pour tendre vers une certaine autonomie à bas coût et permettre à la population de se nourrir et de se développer.

L’industrie est une colonne vertébrale dans le développement économique et social de Maurice depuis l’indépendance ; vouloir du «tout» production locale est un non-sens économique qui n’a jamais été le langage de l’AMM. 

Enfin, quand on dit industrie locale de demain, nous ne parlons pas d’une échelle industrielle pour toute activité : on parle aussi de micro-usine, d’atelier de production décentralisée, pour répondre à des besoins qui ne sont pas seulement au niveau de l’île mais au niveau de quartiers, de zones intermédiaires avec des business model hybrides entre activités productives et services.

On évoque souvent la nécessité d’avoir une politique industrielle. Concrètement, qu’estce que cela veut dire ?

La facilité aurait été d’opposer la production à l’importation, qui d’ailleurs ne reflète pas la réalité de Maurice. Il y a quatre fondamentaux pour une politique industrielle : faire des arbitrages. Pour les faire correctement, il faut un mandat politique. C’est pourquoi j’insiste sur les règles présentées plus haut. Sans elles, le secteur ne sera que dans le défensif, cantonné à éteindre des feux, ce qui n’est ni durable ni souhaitable.

Ensuite, il y a l’incohérence de maintenir l’industrie et le commerce dans un même portefeuille ministériel. Les récents arbitrages, notamment sur le cas de l’huile alimentaire, le prouvent. Cela ferait sens d’associer les portefeuilles de l’Industrie, de l’Innovation et de l’Économie numérique pour accompagner la transformation du secteur manufacturier, qui, de par le monde, demeure le principal moteur d’investissement privé et le plus important consommateur de services. Dans le monde, deux tiers du chiffre d’affaires du secteur des services est réalisé auprès d’une clientèle industrielle.

Troisièmement, la fiscalité doit pousser vers une intégration plus sensible entre le secteur manufacturier et ce que l’on appelle encore le secteur offshore, par lequel transitent d’importants capitaux et expertises ; une fiscalité incitative pour le local content de ces compagnies internationales enregistrées à Maurice ferait le plus grand bien pour connecter l’industrie locale et exportatrice aux supply chain internationales (sourcing, nouveaux marchés, standards, branding).

Enfin, tout indique qu’il faut privilégier une approche régionale de l’industrie si l’on veut préparer une nouvelle ère industrielle, avec nos voisins de La Réunion et de Madagascar, principalement là où les bases industrielles sont considérables et en constante évolution. J’en veux pour preuve les sujets qui touchent au sourcing de produits et de services, à l’agriculture, au transport, à la production d’énergie et à la gestion des déchets. Pour reprendre l’image du train en marche, l’AMM s’attelle à des chantiers régionaux, notamment, sur l’export avec des missions collectives élargies aux industriels de la zone océan Indien.

À qui revient ce rôle de définir et de mener cette politique industrielle ?

Quand on analyse les initiatives en cours, on se rend compte qu’il n’y a pas un acteur qui serait seul porteur de la solution et capable de contraindre tout un environnement à aller dans une direction. C’est plutôt un écosystème qu’il faut nourrir avec des pratiques de travail collectives qui sont trop peu présentes pour parler de réflexe collectif. L’AMM est partie prenante des travaux déjà lancés par les autorités gouvernementales, agences parapubliques, organismes de coopération régionale. Ses partenaires et elle proposeront d’ailleurs au prochain gouvernement les éléments fondamentaux d’une politique industrielle mauricienne. Sa demande principale est la coproduction d’une stratégie industrielle qui comprendra l’ensemble des secteurs concernés (local et export) et qui privilégiera une approche d’écosystème ; l’AMM sera un acteur clé de ce travail.

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