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Gérald Lincoln – Country Managing Partner d’EY : « Il est immoral d’avoir un pays à deux vitesses »

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Gérald Lincoln - Country Managing Partner d’EY : « Il est immoral d’avoir un pays à deux vitesses » | business-magazine.mu

D’une économie basée sur la monoculture, Maurice a réussi avec succès son industrialisation, puis sa transition vers une économie des services. Alors que nous abordons le tournant d’une nouvelle décennie, quel regard jetez-vous sur l’évolution de l’économie mauricienne ?

Si on devait faire un bilan en cette fin de décennie, il ne peut qu’être positif : le chômage est au plus bas, les revenus moyens au plus haut, l’économie continue sa croissance même si on aurait préféré un taux de 8 % au lieu des 3-4 % réalisés, l’économie des services est une vraie réussite. Le tourisme continue son chemin avec des défis à relever. Le secteur malade est la filière cannière où une réforme est urgente pour assurer sa survie. Notre petite île reste couverte de canne et il serait grave si cette filière devait être abandonnée. 

Qu’est-ce qui a permis au pays d’échapper au piège malthusien auquel le prix Nobel James Meade nous astreignait ?

Le plus grand capital que nous ayons c’est le capital humain : nos aînés ont su faire les bons choix, les gouvernements successifs ont su coopérer avec le privé pour aider le développement de notre île, à travers la zone franche, les hôtels sur le littoral, l’éducation gratuite et d’un bon niveau, le Protocole sucre, qui a été un véritable levier pour redistribuer la richesse et le lancement de l’offshore à la fin des années ’80. Le tout dans un environnement politique stable où la démocratie fonctionne très bien. Clairement, Meade a sous-estimé la qualité de nos hommes et nos femmes.

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Selon les dernières indications, Maurice atteindra le statut d’économie à revenu élevé – dépassant le seuil des $ 12 376 en termes de revenu national brut – dès cette année. Est-ce un cap significatif dans notre cycle de développement ?

C’est une superbe réalisation de tout un peuple qui mérite une accolade. Mais nos efforts ne doivent pas s’arrêter là. Nous devons aspirer à beaucoup plus, et nous en sommes capables. Nous devons aussi mieux inclure tous les segments de notre population dans ce cheminement pour avoir un progrès plus équitable sans laisser personne sur la touche.

Autre bonne nouvelle : Maurice a fait un bond dans le classement de la Banque mondiale sur la facilitation des affaires se classant à 13e place sur 190 pays. Comment peut-on utiliser ce levier pour attirer davantage de capitaux étrangers dans des secteurs productifs ?

Notre administration nationale est loin d’être parfaite, mais nous restons meilleurs que beaucoup, surtout comparé à l’Afrique. Mais ceci est juste un des nombreux facteurs qui font que Maurice attire les capitaux étrangers : tout l’écosystème doit être attrayant. Je pense à la sécurité, à l’environnement, à la mentalité des Mauriciens envers nos invités, à la connectivité au monde, à l’infrastructure routière, à l’accès à la maind’œuvre compétitive, aux incitations d’État pour rendre le pays plus compétitif. C’est un ensemble qui ne peut se résumer à un rang. Il nous reste du chemin à faire pour rendre cet écosystème vraiment attractif. Je dois ici saluer le bon travail de l’Economic Development Board qui joue son rôle de facilitateur à fond.

Depuis la révision de la convention fiscale avec l’Inde, Maurice se repositionne sur l’Afrique qui, d’aucuns prédisent, sera le nouveau pôle de croissance de l’économie mondiale. Qu’est-ce qui empêche la juridiction mauricienne de devenir un véritable hub par lequel transiteront les investissements à destination de l’Afrique ?

D’abord, il faut dire que le traité fiscal avec l’Inde a été une aubaine pour Maurice. Il a permis le décollage de notre secteur offshore, qui se transforme maintenant en un International finance sector. La fiscalité toute seule ne peux plus être le facteur clé de notre global business car le monde a changé : les raisons pour lesquelles les boîtes internationales s’établissent à Maurice sont les accords sur la promotion et la protection de l’investissement (IPPA), qui assurent la sécurité d’investissement, la qualité des prestations mauriciennes à un coût compétitif, la crédibilité de Maurice sur le plan global et les accords que nous avons avec le reste du monde. Pour l’Afrique, nous sommes idéalement positionnés pour devenir ce hub. Le pays est membre de l’Union africaine, de la SADC et du COMESA. 

De plus, son réseau de traités de non double imposition ainsi que la présence des grandes banques font que Maurice occupe déjà la place de leader pour les Africa-bound investments. Toutefois, la vitesse et la taille de ces flux n’ont pas été au niveau des espérances. Je pense que la prochaine étape verra beaucoup plus d’activités vers l’Afrique. Continuons à marquer notre présence et investir dans ce marché et nous en sortirons gagnants !

Faut-il accélérer notre stratégie africaine ?

Clairement oui ! Ce sera le pôle de croissance de notre global business et nous devons continuer nos efforts pour rester le hub de choix pour l’Afrique. Tous les stakeholders doivent continuer à œuvrer pour que Maurice reste le leader. Pour cela, l’État pourrait établir plus d’ambassades en Afrique. La diplomatie a un rôle clé à jouer pour s’assurer que nos accords sont respectés par les différents États africains. Et puis, nous devons mieux exploiter les opportunités ponctuelles. Par exemple, l’Afrique du Sud a changé ses lois fiscales et, de ce fait, Maurice aurait pu accueillir beaucoup plus de ses habitants pour qu’ils changent de résidence fiscale. Une campagne de marketing pourrait être organisée pour attirer ces high net worth individuals chez nous.

Les nouvelles technologies remettent en question le mode opératoire des entreprises tout en abolissant les frontières et en accélérant la mondialisation. Dans cette ère de disruption technologique, quels seront les défis que l’économie mauricienne aura à relever ?

L’opportunité pour un petit pays isolé comme Maurice est immense grâce au monde digital : les distances tombent et tout peut être fait de partout. 

Le défi c’est encore une fois le capital humain, les compétences dans les technologies et le digital. On a un gros coup à jouer. Préparons nos jeunes à être des ingénieurs informatiques, des experts en codage, des cyber-wizards, des développeurs de robots, d’intelligence artificielle. Nos politiques en parlent, mais ça reste trop timide ! Il faut aller beaucoup plus loin avec les sandbox licenses et autres Fintech. Mais on doit bouger immédiatement. Les Mauriciens s’adaptent vite et bien, la digitalisation est un eldorado pour nos jeunes. C’est scandaleux de voir que 42 % des chômeurs à Maurice ont moins de 25 ans.

Alors que le monde s’ouvre, nous sommes toujours enfermés dans des réflexes protectionnistes, ici, à Maurice. Nous n’arrivons toujours pas à accepter l’idée que l’avenir se trouve dans l’ouverture aux compétences et dans notre capacité à attirer ceux qui sont à la recherche d’un pays d’accueil. Vos commentaires ?

Si nous sommes sérieux sur une croissance accélérée, l’ouverture du pays est essentielle. Le talent doit être encouragé à venir chez nous, on doit évoluer notre mentalité et vraiment accueillir le talent étranger. Regardez autour de vous et vous verrez que nos expatriés apportent beaucoup à notre pays : beaucoup sont entrepreneurs, investisseurs, porteurs de projets innovants, créateurs d’emplois pour nos ressources humaines. Nos ambitions devraient être dix fois plus importantes. Les chiffres sont dérisoires aujourd’hui : 11 800 Français suivis de moins de 10 000 Sud-Africains. Nous devons engager des campagnes de recrutement actives et véritablement accueillir les étrangers chez nous. L’exemple de la Nouvelle Zélande peut être suivi. Le pays gagnerait tellement à avoir plus de nationalités différentes présentes sur son sol.

Ces trois dernières années, sous la férule du Premier ministre, Pravind Jugnauth, nous sommes entrés dans un nouveau cycle de développement. D’aucuns disent que c’est un pari sur la modernité qui sera payant sur le long terme. Êtes-vous de cet avis ?

Bien évidemment, nous devons aspirer à plus de modernité, que ce soit dans les affaires, au niveau de l’éducation (notre système se doit d’évoluer vers le digital), de l’environnement où nous accusons du retard sur les autres pays, en termes de gestion des ordures incluant le tri sélectif et le recyclage, de consommation d’énergies fossiles, de pollution par le plastique, de l’indiscipline civique, de l’inclusion sociale. La liste est longue. Je salue les gros projets d’infrastructures que l’État a lancés ces dernières années. Le métro va aider nos zones urbaines. Beaucoup reste à faire.

Le présent gouvernement place l’humain au centre du développement. Une philosophie qui se traduit par une politique de protection sociale forte, une structuration de la politique salariale et une nouvelle législation du travail. Vos commentaires ?

Il ne faut pas confondre les choses. L’humain doit forcément être au centre de tout. La qualité de vie et le bienêtre de nos compatriotes sont primordiaux. Aspirons à être le peuple le plus heureux du monde. Toutefois, la politique salariale et l’introduction de rigidité dans les lois du travail c’est un autre sujet : la nouvelle Workers Rights Act aura des conséquences sur notre marché du travail, en rendant Maurice moins attrayant suite à l’augmentation des coûts qu’elle engendre.

L’équilibre est délicat car c’est bien de donner plus aux travailleurs mais vu que nous évoluons dans le monde global, certains employeurs pourraient décider de délocaliser vers des pays plus flexibles, moins onéreux. C’est ce qui s’est passé dans les économies occidentales durant ces vingt dernières années. Les entreprises se sont contractées chez elles pour aller opérer dans des pays tels que l’Inde et… Maurice. Attention de perdre ces grosses boîtes présentes dans l’externalisation. Pour le textile, c’est pire : la migration des entreprises qui sont restées à Maurice va accélérer. 

Selon vous, quelles doivent être les priorités du gouvernement pour la présente mandature ?

La liste est longue. D’abord, je dirais l’éducation à travers la digitalisation, un focus sur la formation IT avec plus d’ingénieurs, plus de comptables, plus d’éducateurs. Des prêts d’études pourraient être accordés par l’État pour encourager plus de diplômés car l’Université de Maurice ne peut pas répondre à la demande. Ensuite, il faut accélérer l’ouverture du pays aux talents étrangers afin de dynamiser notre croissance et de permettre aux Mauriciens d’être exposés aux dernières tendances mondiales. Maurice a beaucoup à offrir et cela devrait être facile d’attirer beaucoup plus de talents.

L’infrastructure physique et «soft» doit aussi être une priorité. Je pense aux routes, aux drains, aux villes, au réseau du métro, aux Smart cities, à la connectivité à l’Internet partout, gratuitement dans les lieux publics, aux réservoirs d’eau, au renouvellement du réseau de distribution d’eau, entre autres.

La protection de notre environnement est également primordiale. 

Cessons le single-use plastic, introduisons le recyclage à travers le tri sélectif, créons plus de parcs marins, arrêtons le placage publicitaire le long de nos routes, forçons les Mauriciens à peindre leurs maisons et leurs murs, à travers une pénalité environnementale. L’orientation énergétique doit encourager les énergies renouvelables et propres. Le CEB fait le contraire en ajoutant des centrales à huile lourde, ultra-polluantes. Une politique pour la biomasse est nécessaire. Les planteurs doivent être mieux rémunérés pour leur contribution à la production d’énergie à partir de leur bagasse.

L’innovation dans l’agriculture doit aussi être encouragée : le cannabis médicinal est en train d’être libéralisé dans le monde, profitons-en et mettons un cadre légal afin de permettre ces produits à très forte valeur ajoutée. C’est une fenêtre d’opportunités à saisir. De plus, l’autosuffisance alimentaire doit être améliorée. Nous importons beaucoup trop de produits agricoles. Les fruits et les légumes doivent être locaux. L’abus de pesticides doit être contrôlé. Nous avons trop de maladies liées à une mauvaise alimentation à Maurice.

Finalement, il faut éradiquer l’extrême pauvreté : c’est immoral d’avoir un pays qui évolue à deux vitesses. Une attention spéciale doit être accordée aux poches de pauvreté à travers l’île. Le logement indécent, l’éducation inaccessible à tous, la drogue et les problèmes liés à l’alcoolisme sont autant de fléaux que le gouvernement doit résoudre. Le sport et la culture sont certainement des éléments qui aident à régler ce genre de problèmes. Le salaire minimum et le Negative income tax contribuent aussi à améliorer le sort des Mauriciens au bas de l’échelle.

Certains observateurs tirent la sonnette d’alarme sur la dette publique qui se situe autour de 63 % du PIB. Or, dans les économies développées, le taux est nettement supérieur. Par exemple, en France, la dette publique est à 99,6 %. Pour une petite économie comme Maurice, jusqu’où peut-on s’endetter ?

Je fais partie du peu d’économistes qui pensent que la dette nationale est raisonnable. Les emprunts sont pris pour les bonnes raisons (investissements dans l’infrastructure du pays). La clé reste la croissance. Le remboursement de ces dettes se fera facilement avec notre croissance. Notre roupie a été très forte durant la dernière décennie. Je pense qu’elle sera appelée à se déprécier suite aux récents engagements de l’État auprès des pensionnaires et compte tenu du fait que l’Étatprovidence devient de plus en plus généreux, et donc onéreux.

Sur le plan international, l’économie mondiale est en plein ralentissement. La pers - pective du Brexit et la guerre commerciale de l’administra - tion Trump à l’encontre de la Chine risquent de déboucher sur une nouvelle crise. Mau - rice est-il suffisamment armé pour faire face à une réces - sion mondiale ?

Maurice est très tributaire de ce qui se passe interna - tionalement. Je reviens de Londres et je pense que le Brexit se passera bien pour les Anglais. Le cirque est fini. Le conflit commercial entre les États-Unis la Chine risque de s’empirer avant de revenir à la normale. Je pense que Maurice va très bien jouer ses cartes et sortir gagnant de ces instabilités mondiales.

Allons nous projeter dans le temps. Comment voyez-vous l’île Maurice en 2030 ?

Je suis un grand opti - miste de nature, et surtout un vrai patriote : je vois une île Maurice en paix, en har - monie sociale, où le clivage communautaire disparaît pour enfin devenir simplement une nation mauricienne, où le Hap - piness index est fort, les Smart cities sont belles, les villes ont été régénérés grâce à l’Urban Regeneration Scheme, où nous sommes fiers de notre pays et de sa beauté naturelle, protégée de tous. Les jeunes ont tous de l’emploi, surtout dans les nouvelles technolo - gies et les Mauriciens expa - triés veulent rentrer au pays. On n’appelle plus les étran - gers ainsi, ils sont nos «amis venus d’ailleurs». Nous avons beaucoup de travailleurs d’ail - leurs pour nos champs et nos chantiers. Les Mauriciens font plus d’enfants, ayant repris confiance en l’avenir.

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