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Kabir Ruhee (CEO, Rogers Capital): «La matière première de la Fintech demeure l’innovation»

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Kabir Ruhee (CEO

Le Chief Executive Officer de Rogers Capital apporte un éclairage sur les conditions à mettre en place à Maurice afin de favoriser l’essor de la Fintech. Il recommande, notamment, une refonte de l’éducation tertiaire, avec le concours d’universités étrangères.

BUSINESSMAG. Vous étiez à la tête du pôle IT de Rogers et vous voilà CEO de Rogers Capital, pôle financier du groupe. Qu’est-ce qui a changé dans le domaine financier au sein de Rogers, avec la création de Rogers Capital ?

Le lancement de la marque Rogers Capital a été particulièrement bien accueilli par la communauté des affaires dans notre pays. Il l’a également été par nos clients et partenaires à Maurice et surtout à l’étranger. Ceux-ci ont été séduits par un projet ambitieux combinant des pôles d’activités qui jusqu’ici menaient leurs programmes de développement de manière distincte. Nous sommes convaincus qu’une stratégie de développement unifiée et intégrée juxtaposant nos services financiers, fiduciaires et technologiques va «unlock significant value» pour nos actionnaires et nos clients. Cette stratégie contribuera aussi, nous l’espérons, à insuffler une dynamique nouvelle à un centre financier qui s’est lancé le défi de la transformation.

BUSINESSMAG. Qu’est-ce que la Fintech ?

La Fintech est une industrie qui s’appuie sur les nouvelles technologies de l’information pour faciliter, étendre, disséminer et transformer les services bancaires et financiers. L’ubiquité et le caractère de plus en plus disruptive des nouvelles technologies de l’information, combinés à un écosystème mondialisé toujours plus connecté, favorisent le développement et la croissance soutenus de cette industrie. Accenture estime que le montant des investissements dans la Fintech a connu une croissance de 75 % en 2015 pour atteindre 22 milliards de dollars. C’est vous dire la place et l’importance qu’elle occupe.

BUSINESSMAG. Quelles sont les perspectives pour la Fintech à Maurice et que doit faire le pays pour mieux saisir le potentiel de ce secteur ?

Ces perspectives sont prometteuses si, et seulement si, les intérêts de l’État et du privé convergent vers une stratégie de développement nationale et unifiée. Il s’agira de nous appuyer sur nos forces, celles par exemple d’un centre financier de plus en plus visible à l’international de même que d’un cadre de régulation de l’industrie des services financiers reconnu pour sa robustesse et sa résilience.

La matière première de la Fintech demeure l’innovation. Il nous faut accélérer l’exécution de nos plans sur un certain nombre de sujets dont, premièrement, Educate to innovate : certains pays déjà champions de la Fintech tels la Corée du Sud, Singapour, le Royaume-Uni ou encore Hong Kong et l’Allemagne investissent dans de nouvelles méthodes d’apprentissage des STEM (Science, Technology, Engineering, Maths) et ceci depuis le tout jeune âge ; ce n’est par ailleurs pas une coïncidence s’il existe dans ces pays une imbrication forte entre l’univers académique, le monde industriel et les diverses options de financement d’initiatives innovantes.

Nous avons également du chemin à parcourir en termes de technology readiness. Reste, enfin, la question du financement d’initiatives innovantes de nos start-up en devenir. Restons pragmatiques et faisons confiance aux préceptes économiques qui consistent à dire que l’innovation suscite la demande qui elle-même motive le  financement.

BUSINESSMAG. Sur le plan purement technologique, le pays est-il prêt à surfer sur la vague Fintech ?

Nous disposons effectivement de l’infrastructure nécessaire pour un démarrage. Notre Technology Readiness, tel que le mesure l’International Telecommunication Union Development Sector (ITU-D) tous les ans à travers son indice ICT Development Index (IDI), nous positionne honorablement sur le critère «Access». Nous devons toutefois mobiliser nos efforts sur les critères de «Usage» et de «Skills», même si Maurice maintient la pole position sur l’IDI en Afrique. Il nous faut surtout et rapidement rattraper notre retard vis-à-vis d’autres centres financiers, notamment ceux du Sud-Est asiatique tels que Hong Kong et Singapour.

BUSINESSMAG. Vous parliez à l’instant d’apprentissage. Notre main-d’œuvre est-elle adaptée pour servir une industrie dont le fondement même repose sur l’innovation ?

Pas assez, malheureusement. Notre pays fait face à un problème à la fois quantitatif et qualitatif. La pénurie de professionnels ayant un haut niveau de compétence dans les domaines de la finance et des nouvelles technologies de l’information perdure et l’on peine à résoudre l’épineux problème du skills mismatch de manière structurelle. Une refonte de notre système d’éducation tertiaire serait souhaitable. Celle-ci sera chronophage avant de produire des résultats, il faut donc commencer tout de suite. Les opérateurs du privé devront être partie prenante d’un tel processus si l’on souhaite maximiser ses chances de réussite dans la durée.

Il nous faut également investir dans des partenariats avec des institutions pédagogiques internationales de renom, à l’instar du Rwanda avec la Carnegie Mellon University, de Dubaï avec la London Business School et la Cass Business School, du Qatar avec la Northwestern University et la Carnegie Mellon University et d’Abu Dhabi et de Singapour avec l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD). En s’inspirant de ces pays, Maurice doit ambitionner d’attirer les IIT, Caltech ou autres Wharton de ce monde.

BUSINESSMAG. Dans les pays développés, on observe l’émergence de banques numériques. Maurice est-elle prête à s’aligner sur ce mouvement ?

Oui, elle l’est. Surtout si ces banques amènent une réduction significative des frais en tout genre ! Les banques numériques offrent un faisceau d’avantages : elles ne ferment pas à 16 heures en jour de semaine et elles sont même généralement accessibles les week-ends et jours fériés. Outre leur simplicité d’usage et leur disponibilité quasi permanente, certaines banques en ligne telles que Boursorama, Hello Bank ou ING Direct proposent même des modes de paiement gratuits. D’autres, telles qu’AXA Banque, vont jusqu’à offrir 250 euros à l’ouverture d’un compte. Je ne vois pas pourquoi les Mauriciens refuseraient de telles facilités.

BUSINESSMAG. La Fintech n’exige-t-elle pas un autre type de réglementation que les services financiers traditionnels ?

Certainement et la mise en place récente d’une Regulatory Sandbox Licence à travers le Board of Investment est un bon début. Le caractère novateur de l’industrie Fintech ainsi que la portée disruptive des nouvelles technologies de l’information nous obligent à aller plus vite et plus loin si nous souhaitons saisir les opportunités de demain. Travaillons de concert avec nos régulateurs à l’étude des meilleures pratiques et références internationales pour mieux les adapter à notre juridiction. Il appartient également aux opérateurs de l’industrie d’être force de proposition sur ces sujets.

BUSINESSMAG. Lors du lancement de Rogers Capital, vous avez dit que vous souhaitiez conquérir l’Afrique. Comment cette «conquête» se mettra-t-elle en place ?

Conquérir est un bien grand mot quand on sait que l’Afrique est composée de 54 pays sur cinq fuseaux horaires distincts parlant plus de 1 500 langues et dialectes. Certains pays comme le Rwanda, le Kenya, le Ghana et jusqu’à très récemment le Nigeria connaissent un développement accéléré et continuent de faire les yeux doux aux capitaux étrangers. Notre connaissance de ces juridictions et notre réseau de traités de non-double imposition avec bon nombre de ces pays font de nous des intermédiaires et des facilitateurs de choix dans le cheminement desdits capitaux. Nous ne comptons toutefois pas nous satisfaire des bread and butter offerings de toute société fiduciaire portant ces juridictions sur son radar. Nous nous appuyons sur un certain nombre de services à forte valeur ajoutée (Corporate Finance, services de listing, levée de capitaux ou encore externalisation de processus comptables ou de paie couplés à nos compétences en matière de technologies de l’information et de la communication) pour accompagner nos clients dans leur démarche d’investissement. Nous sommes, par ailleurs, aujourd’hui présents sur les territoires malgache, sud-africain et très prochainement seychellois. D’autres juridictions africaines sont à l’étude et suivront dans un futur proche.

BUSINESSMAG. Philippe Espitalier Noël, CEO de Rogers, estime que Rogers Capital devrait, d’ici 2020, doubler sa contribution au chiffre d’affaires du groupe et ses bénéfices après impôt à Rs 300 millions. Êtes-vous «on target» pour atteindre cet objectif ?

May his lips be blessed !Il ne faut pas oublier que le lancement de la marque Rogers Capital ne date que de quelques mois. Nous sommes pour le moment dans une démarche d’investissement et d’acquisition de compétences pour produire les résultats de demain. Nous restons concentrés sur nos objectifs stratégiques.

BUSINESSMAG. Certains experts étrangers avancent que les cartes bancaires deviendront obsolètes en 2020 et qu’elles seront remplacées par le «mobile payment». Pensez-vous que ce sera le cas à Maurice ?

Sans doute, du moins nous l’espérons ! M-Pesa est aujourd’hui utilisé par plus de 22 millions de Kenyans, soit plus de 70 % de la population adulte kenyane. Selon le Financial Times, la valeur mensuelle des transactions mobiles en Afrique est passée de 5 milliards de dollars en 2011 à un peu moins de 11 milliards en 2016 avec plus d’un mobile money account par adulte dans des pays comme la Tanzanie ou le Kenya.

Il est vrai que la pénétration du mobile payment est beaucoup plus forte dans des pays qui ne portent pas le fardeau des legacy systems ou ceux qui souffrent d’un déficit infrastructurel historique mais la vague est bel et bien là. Soit nous la prenons, soit nous la subissons.

BUSINESSMAG. La révolution Fintech doit-elle inquiéter les banques puisque cette industrie propose elle aussi des services financiers de type bancaire ?

Il me semble que c’est Bill Gates qui, d’un ton provocateur, a dit que «Banking is necessary, banks are not». Les nouvelles technologies de l’information poussent les sociétés à repenser leur business model et les banques n’y échapperont pas. Elles devront nécessairement abandonner leur legacy infrastructure pour faire le choix de développer leurs propres solutions ou de les acheter. Leur agilité fera sans doute la différence, même si l’on sait que cet attribut n’est traditionnellement pas leur qualité première.

BUSINESSMAG. Que pensez-vous de la crypto-monnaie qui gagne en popularité et quel est son impact sur le secteur financier ?

L’engouement que suscite la crypto-monnaie est à la mesure des critiques et de la méfiance qu’elle génère. Je note, pour ma part, que les points de vue sont généralement plutôt extrêmes : soit c’est le grand optimisme, soit c’est le grand pessimisme. Bitcoin, Peercoin, Onecoin, Ethereum, Litecoin - il y a encore beaucoup de questions à traiter dans ce capharnaüm et la meilleure chose à faire, me semble-t-il, c’est de continuer à suivre le sujet.

BUSINESSMAG. Le monde financier a subi des soubresauts depuis l’effondrement de Lehmann Brothers avec pour effet une surrèglementation. Maintenant, l’administration Trump semble vouloir faire machine arrière en amendant la Dodd Frank Act que le président américain qualifie de désastre. Quel sera l’impact de cet allègement de la réglementation bancaire sur le monde financier en général et comment les autres pays réagiront-ils, selon vous ?

«Soubresauts» est un euphémisme ! Le monde a connu la crise financière systémique la plus aiguë et la plus profonde depuis 1929. De notre vivant, jamais autant de valeur n’aura été détruite en si peu de temps. L’administration Obama, dans sa grande perspicacité, est venue de l’avant avec le «Dodd Frank Framework» pour faire en sorte que les erreurs du passé, largement attribuées à la cupidité de certains «bangsters», ne se reproduisent plus.

Ce cadre réglementaire n’aura toutefois pas empêché un rebond de l’économie américaine dont la croissance a dépassé 2 % en 2015 ainsi qu’une situation de quasi plein emploi. Les conséquences d’un «repeal», nous pouvons les deviner : «Chasser le naturel, il revient au galop» ou encore «les mêmes causes produisent les mêmes effets», voire même, «Money at all costs - bis repetita». Ceci étant, je comprends que l’Executive Order sur ce point spécifique doit d’abord être avalisé par le Sénat américain.

BUSINESSMAG. Pour finir, voyez-vous des opportunités dans la nouvelle version du traité fiscal Inde-Maurice ?

Les traités avec Chypre et Singapour étant maintenant finalisés et confirmant notre avantage concurrentiel, nous pouvons dorénavant rassurer notre clientèle toujours avide de nouvelles opportunités. À court et moyen termes, il s’agira, d’une part, d’inciter la clientèle à faire usage de la «grandfathering provision» jusqu’au 1er avril 2017 et, de l’autre, de bénéficier des dispositions de la période de transition jusqu’en 2019.

Au-delà de ces initiatives somme toute tactiques et limitées dans le temps, il y a la possibilité pour notre juridiction de canaliser les investissements à destination de la Grande péninsule à travers des instruments de la dette et une retenue d’impôt sur les intérêts beaucoup plus favorable que celle de nos compétiteurs. Quoi qu’il en soit, la révision du protocole nous impose une «réingénierie» structurelle de notre value proposition si nous souhaitons continuer à servir la juridiction indienne.