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Le «Made in Mauritius» se délocalise

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Le «Made in Mauritius» se délocalise | business-magazine.mu

Depuis dix ans, l’industrie locale est sévèrement affectée par l’ouverture de l’économie et l’élimination des barrières douanières. La situation est telle que le recours à des unités de production à l’étranger est parfois une question de survie. Éclairage.

Le choix de fabriquer à l’étranger des produits pourtant étiquetés, au final, «Made in Mauritius», est perçu comme un impératif par certains industriels locaux. C’est ainsi qu’Hassamal a choisi l’Asie pour la confection de chaussures de protection, que le H.V. Group produit ses nouilles instantanées de la marque Indomie à Madagascar, que Freelance Distributors compte sur la main-d’œuvre indienne pour la préparation des biscuits Subana et que La Trobe se tourne également vers l’étranger pour la production de lait et de riz. À Maurice, ces produits ne sont donc que conditionnés en vue d’être distribués sur le marché local ou exportés.

Si plusieurs entreprises ont dû délocaliser leur production, c’est que le secteur manufacturier subit, depuis une dizaine d’années, les conséquences désastreuses de l’ouverture de l’économie aux produits d’importation et aux investisseurs étrangers. Selon les derniers chiffres datant de 2016, le poids économique de l’industrie locale est passé de 25 % à 10,5 % en une décennie. Il est un fait que l’industrie locale va mal et l’Association of Mauritian Manufacturers (AMM) ne cesse de tirer la sonnette d’alarme depuis un moment déjà. Comment rivaliser avec une invasion de produits à bas prix provenant majoritairement d’Asie alors que les coûts de production sur le marché local ne cessent de grimper, plaide-t-elle.

Selon Bruno Dubarry, Deputy Chief Executive Officer (CEO) de l’AMM, ce n’est pas tant la provenance des produits qui pose problème mais plutôt le décalage en termes de «level playing field» entre notre industrie et celle des pays étrangers. Aussi, soutient-il, «il est primordial d’évaluer l’impact de toute nouvelle ouverture du marché mauricien pour connaître réellement les opportunités et les menaces, mais aussi pour préparer l’industrie locale.»

Face à cette concurrence malsaine, les entrepreneurs qui s’accrochent tant bien que mal à une production  locale, s’interrogent sur le bien-fondé de leur démarche. L’un d’eux, Hoy Yong, est à la tête d’Eminence Marketing qui fabrique les colorations pour cheveux Éclat Color. Il explique que la contribution des fabricants locaux à l’économie du pays est conséquente : investissements dans l’achat de terrains et la construction d’usines, acquisition de machines et de matières premières, création d’emplois…

Norbert Lenferna, directeur de Litezone, compagnie spécialisée dans la production de luminaires, soulève, lui, une autre problématique : les industriels locaux contraints d’importer des composants entrant dans la fabrication de leurs produits ne reçoivent pas le même traitement que les importateurs de produits finis. «Nous importons des câbles d’Italie afin de fabriquer nos luminaires. Pour ce faire, le gouvernement exige que nous détenions un permis d’importation. Puis, lorsque les câbles arrivent à Maurice, nous sommes obligés d’en remettre six mètres au Mauritius Standards Bureau (MSB) pour des tests.» Tests qui coûtent, au dire de l’entrepreneur, Rs 5 000, si bien que l’année dernière, Litezone a dépensé «plus de Rs 100 000» à cet effet. Or, déplore Norbert Lenferna, «si vous importez des luminaires entiers, prêts à la vente, non seulement vous ne devez les soumettre à aucun test, mais de surcroît, ils ne sont frappés d’aucune taxe.»

Certains industriels s’accordent à dire que les autorités, à Maurice, favorisent indirectement le «dumping», c’est-à-dire l’entrée, sur le marché local, de produits importés de qualité inférieure, avec les dangers que cela représente à la fois pour le secteur manufacturier et le consommateur. En effet, alors que les produits «Made in Mauritius» sont conformes aux normes européennes, tel n’est pas forcément le cas de ceux qui nous arrivent d’autres pays et échappent au contrôle du MSB. Norbert Lenferna affirme que les produits importés ne font pas, non plus, l’objet de vérifications de la part des autorités douanières. «N’importe quel produit peut pénétrer le marché mauricien», fait-il valoir.

Du côté d’Eclosia, si on reconnaît que Maurice ne doit pas se refermer sur elle-même, «il faut se rendre à l’évidence : nous ne jouons pas sur le même tableau que les grandes multinationales qui peuvent exporter leurs produits à Maurice à moindre coût car elles bénéficient d’une économie d’échelle et de volumes très importants». Le groupe mauricien engagé dans plusieurs secteurs, dont l’agro-industrie, l’hôtellerie, la logistique et le commerce, entre autres, soutient aussi que «le ‘dumping’ est un risque auquel nous sommes confrontés». Et de rappeler qu’avec la politique de «zero duty» mise en place graduellement depuis 2006, des entreprises ont été forcées de mettre la clé sous la porte. Selon Eclosia, il est donc primordial que les autorités puissent faire la part des choses et protéger certaines industries quand le risque se fait trop grand. «Il y va de la protection du savoir-faire local et des emplois qui vont avec».

Quand on ouvre un marché national à des produits étrangers, ajoute Bruno Dubarry, des normes et contrôles solides doivent être mis en place en parallèle. Toutefois, dit-il, «ce n’est pas le cas pour toutes les catégories de produits à Maurice». Le Deputy CEO de l’AMM mentionne à ce propos un produit égyptien écoulé à des prix anormalement bas sur le marché local, au point de mettre en danger de fermeture l’un des fleurons industriels de l’île. Les industriels du pays ne sont, semble-t-il, pas au bout de leurs peines si l’on en croit les propos du Premier ministre et ministre des Finances à l’occasion du «rebranding» de Business Mauritius en février dernier. Lors de cet événement, Pravind Jugnauth a ouvertement parlé de son intention d’ouvrir davantage l’économie mauricienne.

Des propos qui constituent une suite logique à l’Economic Mission Statement : Vision 2030 de sir Anerood Jugnauth – ex-Premier ministre et actuel ministre mentor –, présenté en août 2015. SAJ y annonce que d’ici à 2018, le secteur manufacturier devra augmenter sa contribution à l’économie de 18 % à 25 %. Il s’avère que l’ouverture de l’économie soit l’un des moyens d’atteindre cet objectif. Sans oublier que Pravind Jugnauth caresse depuis 2005 le rêve de faire de Maurice une «duty-free island».

Restructuration, fermetures, licenciements...

Face à la menace qui pèse sur le secteur manufacturier mauricien, les entrepreneurs ne mâchent pas leurs mots. «Que fait le gouvernement ? Il essaye de nous passer un message : ‘Fermez vos portes. Nous préférons acheter à l’étranger !’», lance, dépité, Norbert Lenferna, directeur de Litezone. Hoy Yong d’Eminence Marketing affirme, lui, que le gouvernement pénalise l’industrie locale. «C’est dommage car nous possédons un savoir-faire qui commence à disparaître», ajoute-t-il. Le directeur de Litezone renchérit en expliquant qu’il y a dix ans, l’on produisait à Maurice des réfrigérateurs, téléviseurs et cyclomoteurs, entre autres. «Aujourd’hui, ces usines n’ont pu survivre face à la menace de l’importation

L’ouverture de l’économie, il y a une décennie, conjuguée à l’élimination de 95 % des barrières douanières, a entraîné la chute de 130 domestic-oriented enterprises et de 153 export-oriented enterprises, représentant respectivement la suppression de 5 000 et 18 000 emplois. À noter que l’industrie locale emploie près de 50 000 personnes et en fait vivre indirectement quelque 150 000 autres. Selon Hoy Yong, l’annonce du Premier ministre au «rebranding» de Business Mauritius risque de provoquer d’autres fermetures d’usines et licenciements. L’entrepreneur souligne, en sus, que si l’industrie locale est affectée, toute une chaîne d’entreprises en souffrira. Par exemple, Eminence Marketing a besoin d’un imprimeur pour les emballages des colorations qu’elle produit.

Du côté de Litezone, l’on a déjà dû recourir à un allègement de l’effectif dans le cadre d’un exercice de restructuration. Résultat : de 60 au départ, le nombre d’employés est tombé à 16 seulement. La préservation des emplois est d’ailleurs une priorité de l’Association of Mauritian Manufacturers, cela d’autant plus que le secteur manufacturier est le principal employeur des personnes peu qualifiées. «Ce sont les emplois requérant le moins de qualifications que l’on supprime en premier», précise Bruno Dubarry, Deputy CEO de l’association.

Risque de crise sociale

Face à cet avenir incertain, les industriels locaux envisagent plusieurs solutions. Norbert Lenferna, dont l’entreprise, Litezone, fabrique des luminaires, n’exclut pas l’éventualité d’une délocalisation de sa production à l’étranger. Cette solution, Linéo – autrefois Beau Bébé – l’a adoptée. Ce, même s’il existe à Maurice une taxe douanière de 30 % sur les couches importées, produit phare de la marque. Il n’en demeure pas moins que si d’autres acteurs du secteur s’engagent dans la voie de la délocalisation, le risque d’une crise sociale n’est pas à écarter.

Pour rétablir l’équilibre et corriger les excès d’une politique d’ouverture ultralibérale, l’Association of Mauritian Manufacturers suggère l’introduction d’une «Equity Duty», une tentative d’augmenter la taxe sur les produits importés. L’AMM en a déjà fait la proposition au gouvernement. Hoy Yong, directeur d’Eminence Marketing, approuve cette idée, y voyant là un moyen de protéger le secteur manufacturier local. Par ailleurs, avance-t-il, comme le sucre mauricien, les autres produits «Made in Mauritius» pourraient bénéficier des avantages du commerce équitable.