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Philippe Jean-Pierre : «Les jeunes diplômés sont embauchés dans des conditions proches du Smig»

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Philippe Jean-Pierre : «Les jeunes diplômés sont embauchés dans des conditions proches du Smig» | business-magazine.mu

Professeur des Universités à l’Institut d’administration des entreprises, le conseiller régional Philippe Jean-Pierre jette un regard éclairé sur l’insertion des jeunes diplômés à La Réunion. Si la situation ne s’améliore pas, le risque d’implosion sociale est réel, prévient-il.

BUSINESSMAG. Quels facteurs expliquent la difficulté actuelle de certains diplômés et surdiplômés à s’insérer sur le marché de l’emploi à La Réunion ?

Deux analyses peuvent être faites. La première relève de l’aspect quantitatif. Le marché du travail à La Réunion étant relativement étroit, les possibilités d’offres d’emploi s’avèrent restreintes.Il faut considérer également la période de crispation qui n’incite pas les entreprises à embaucher. Alors que cette situation concernait jusqu’ici essentiellement les non-diplômés, on observe que les diplômés se sentent également plus concernés. Chose positive : la population réunionnaise est de plus en plus et de mieux en mieux formée quantitativement. Le revers de la médaille, c’est que La Réunion ne parvient plus à tarir le nombre de nouveaux arrivants sur le marché de l’emploi chaque année.

Jusqu’à présent, l’image était celle de diplômés exempts de tout problème. Mais à La Réunion, comme ailleurs, ce n’est plus le cas puisque beaucoup voient leurs attentes jusqu’à l’obtention d’un emploi prolongées. D’autres ne décrochent pas un emploi dans le secteur qu’ils visaient, ce qui constitue aussi une certaine forme de précarité. D’un point de vue qualitatif, il faut souligner la formation de nombreux diplômés de l’enseignement supérieur, de niveau universitaire, à l’exception des diplômés d’écoles de management et de commerce (plus récents). Les candidats titulaires d’une formation générale peinent à se différencier, voire même à correspondre à une cible précise du marché. Cela renvoie à un problème de matching, ce processus d’appariement ne s’effectue pas correctement entre les offres qui correspondent à un besoin précis et cette demande d’emplois trop vague de la part du jeune. Le nombre de diplômés dits généralistes s’accroît.

Autre signal : l’intérêt pour les postes de la fonction publique. Il y a cinq ou dix ans à La Réunion, les concours ne recrutaient que les gens associés à ces diplômes. Or, il y a aujourd’hui cette perception que les diplômés de l’enseignement supérieur prennent tout ce qui leur passe sous la main. Quand on forme à des métiers du management des entreprises au sens large, le besoin de cadres se fait plus important pour renforcer l’encadrement d’entreprises pour certaines vieillissantes, dont une partie de l’équipe est aux portes de la retraite. Dans ce contexte, les formations dispensées dans les écoles de commerce ou à l’université sont pertinentes. Néanmoins, les métiers dits spécialisés ou de GRH, de consulting ou de comptabilité ne sont pas aussi pléthores qu’on pourrait le penser.Sur notre territoire, toutes les entreprises ne peuvent pas avoir en leur sein ces spécialistes. Il n’y a que les grosses entreprises pour procéder à ces embauches. Or, La Réunion est peuplée de très petites entreprises. Ce sont ces entités qui composent le tissu économique et entrepreneurial réunionnais. Une fois que vous avez épuisé les offres d’emplois dans les grandes entreprises, que vous avez assuré l’évolution générationnelle des petites entreprises, les opportunités se raréfient.

BUSINESSMAG. Quel serait l’environnement idéal pour favoriser l’insertion des diplômés?

La solution n’est pas d’arrêter de former les jeunes puisqu’ils représentent l’avenir. L’espoir consiste à tout faire pour que la demande de travail associée à ces niveaux d’enseignement s’accroisse. Cela passe par un élargissement de la base d’entreprises. Il faut que les entreprises se renforcent, se musclent et recrutent différentes compétences. Pour que ces changements s’opèrent, les entreprises doivent développer leur niveau d’activité. Certaines peuvent espérer atteindre cet objectif en ayant un regard local. D’autres ne pourront le faire que si elles envisagent l’ouverture sur l’international. Pour exporter, il faut inventer de nouveaux produits, de nouveaux procédés, avoir des compétences nouvelles. Bref, on touche au nerf de la guerre qui consiste à dire qu’il ne s’agit pas simplement de décréter une augmentation du nombre d’entreprises. C’est la nécessité maintenant pour l’économie réunionnaise de s’ouvrir pour créer de l’activité supplémentaire et renforcer les entreprises. Même si le moteur économique local fonctionnait très bien, sur le plan domestique, il aurait une dimension bornée qui ne permettrait pas de toute façon d’employer toute la main-d’œuvre locale. Nous allons au-devant d’un problème. La population réunionnaise sera de mieux en mieux formée. Dans les années ’60-70, la population était formée au primaire et un peu dans le secondaire et le lycée. Et dans les années ’90, on s’est rendu compte que les bacheliers se retrouvaient au chômage. Il fallait faire de plus hautes études pour avoir la garantie de trouver un job. Et puis maintenant le scénario se répète. À présent que l’on a formé pour le primaire, le secondaire et l’enseignement supé-rieur, on s’aperçoit que ce marché de 800 000 habitants et bientôt de 1 million d’âmes, ne suffira pas à dynamiser l’économie pour qu’elle crée autant d’emplois qu’il y a de candidats.   

BUSINESSMAG. Le marché du travail a muté ces dernières années à l’échelle nationale comme sur le plan local. À La Réunion, quels ont été ces changements qui ont modifié le paysage économique ?

 Le marché du travail requiert des personnes qui sont de plus en plus formées, qualifiées et compétentes. Pendant longtemps, on a cru que la formation suffisait. Or, on le voit bien avec l’enseignement supérieur: les entreprises exigent désormais que leurs recrues soient de mieux en mieux formées à leurs procédés, à leur mode de fonctionnement. La véritable étape de transformation du travail, c’est que depuis le début des années 2000, même à La Réunion, il faut un diplôme, le plus élevé possible, auquel il faut associer une certaine forme d’expérience, de qualifications, voire de compétences. Des compétences qui ne s’acquièrent que via différents modes : les voyages, les stages, les expériences pratiques du début de la vie professionnelle. Là où avant il suffisait d’avoir un diplôme pour être royalement embauché, depuis quelques années, les jeunes diplômés sont embauchés dans des conditions proches du stage, voire du Smig (Salaire minimum interprofessionnel garanti), et ce quel que soit le niveau. La raison : ces deux ou trois premières années servent à qualifier, à renforcer les compétences du jeune diplômé. Et c’est à l’issue de cette petite incubation qu’ils commencent à être compétents.Les métiers ne doivent plus seulement être à contenu technologique, mais demandent des contenus en connaissances techniques importants.Il y a une partie de la main-d’œuvre qui ne s’y retrouve pas.On se montre plus exigeant vis-à-vis des diplômés de l’enseignement supérieur. Ils doivent faire preuve de talent, apprendre vite et s’adapter à un monde qui change. Cette tendance touche le territoire hexagonal et n’épargne pas non plus La Réunion. La crise des années 2008-2010 nous a révélé cette accélération du temps. Toutes celles et ceux qui ne réussissent pas à offrir ces signaux s’inscrivent tout de suite dans un chômage de longue durée. Pour les personnes qui ont fait des études universitaires, cette situation génère une certaine forme d’aigreur et de déception. Car l’université est encore vue à La Réunion comme un tremplin. C’est la polytechnique locale. L’enseignement supérieur est vu comme l’ascenseur social. Et l’absence d’emploi à l’issue d’un parcours universitaire est perçue comme un crash. «Mon fils a fait une Licence / un Master et il n’a pas ce qu’il veut ou fait des petits boulots», entend-on parfois.

BUSINESSMAG. À l’heure actuelle, quelles sont les filières les plus pourvoyeuses d’emplois qualifiés à La Réunion ?

En réalité, toutes les filières actuellement présentes sur l’économie de l’île exigent des emplois de plus en plus qualifiés. Pour que le tissu économique se maintienne, se protège et attaque des marchés, il faut des compétences renforcées, à haute valeur ajoutée. L’entreprise doit être compétitive. Il faut que sa main-d’œuvre aille vite.

Le marché du travail est segmenté entre les secteurs public et privé. L’entrée dans le secteur public se fait par la voie de concours qui sont maintenant très concurrentiels parce qu’un nombre accru de diplômés y participent. Même si on a encore des concours d’attachés territoriaux à Bac+3 ou Bac+4, ce sont actuellement des Master (Bac+5) voire même des doctorants qui postulent. On ne peut plus parler de la fonction publique comme d’un eldorado car l’État a serré les vis.

Concernant les entreprises, ce sont les grands secteurs qui forment le poumon économique (la distribution, l’agro-industrie, l’import-export, etc.) qui exigent de la part de leurs salariés des qualifications élevées. Le phénomène est contagieux. Même dans le secteur de l’agroalimentaire, on observe qu’un DUT ne suffit plus. S’agissant des nouveaux secteurs – l’énergie, l’environnement, la santé, le secteur transversal des Tic –, pour y entrer, il faut un niveau de BAC+5 en général. Le fait que l’économie réunionnaise mise sur ces nouveaux relais de croissance implique donc une élévation des compétences.

BUSINESSMAG. La mobilité offre un certain nombre d’avantages, dit-on. Qu’en est-il ?

L’un des avantages relève un peu du cynisme. Je fais référence ici au départ de nombreux jeunes qui permettrait de libérer la soupape, d’alléger la pression. Cette mobilité permet à certains qui, peut-être seraient restés sur le département à ne rien faire, d’aller conquérir de nouveaux marchés du travail.Si on laisse de côté cette approche purement quantitative, la mobilité permet d’accroître, de renforcer la compétence, l’expérience, la qualification du jeune.On conseille davantage aux jeunes de s’accorder une année d’expérimentation au sortir du baccalauréat, avant d’entamer les études supérieures. Il y a cette perception que les jeunes sont tellement cocoonés et chouchoutés par leurs parents qu’ils atteignent l’âge de la majorité sans avoir pris de risque et en étant finalement très naïfs par rapport aux dures lois du travail. L’année de maturité aide à apprendre de nouvelles langues, de se confronter à des modes de vie différents. Ce qui est plus singulier dans nos îles, c’est que le jeune qui a voyagé se distingue de celui qui ne l’a pas fait. Le premier développe un esprit de défense, de niaque comme on dit, recherché par les entreprises. Cette capacité à se mobiliser, à avoir une certaine forme d’énergie, qui se voit moins chez celui qui n’a pas été confronté à un certain nombre de difficultés durant ses voyages. 

BUSINESSMAG. Le succès de ce dispositif peut-il faire craindre une fuite des cerveaux ?

C’est la peur de toute société de voir qu’à une étape de son processus de développement, les jeunes soient conduits à migrer et émigrer. Cela conduit à une fuite des cerveaux.L’inverse consisterait à faire en sorte que les jeunes ne voyagent pas ou restent sur le tarmac. La mobilité est salvatrice tant pour l’économie que pour la société. Dans une vingtaine d’années, la population active représentera 400 000 personnes.On en sera alors à 100 000 personnes au chômage selon les projections. La Réunion va se construire avec ceux qui sont à l’intérieur et à l’extérieur du territoire. Pour augmenter son activité, l’entreprise va devoir exporter. Pour cela, cette conquête du marché sera d’autant plus facilitée que d’autres Réunionnais seront déjà implantés.Ce qui manque aujourd’hui à La Réunion, c’est une diaspora. Les grands pays insulaires ont eu la dias-pora. Par exemple, les Mauriciens ont déjà leur diaspora en Australie, en Inde, en Angleterre, en Afrique du Sud. À la sempiternelle question de la fuite des cerveaux, il vaut mieux répondre par l’espoir de voir naître une diaspora réunionnaise. 

BUSINESSMAG. Quels sont les enjeux associés à l’insertion des diplômés ?

Une société ne peut laisser poindre le désespoir. Tous les éléments doivent être donnés à la population pour qu’elle puisse s’épanouir. On sait très bien quel est le poids des 135 000 chômeurs en très grande majorité souffrant d’un manque de qualifications et de situations sociales défavorisées. En rajoutant les diplômés, cela pourrait créer les conditions d’une explosion sociale non contrôlable… Ce serait comme Mai 68. Il y a un enjeu du maintien du bien-vivre ensemble, de la cohésion sociale, de la solidarité territoriale locale. Les diplômés doivent trouver leur place. Comment redonner aux uns et aux autres le goût du diplôme et de la formation si le diplômé n’est pas récompensé ? Dans vingt ans, il ne faudra plus se voir comme un habitant de son quartier, de sa ville ou de son île mais comme un citoyen de l’océan Indien, de la planète. Se projeter dans cet espace monde est impossible sans qualifications. Ces compétences ne seront plus un atout, mais une nécessité. Le diplôme ne doit pas être vu comme une voie de garage. Au risque que certains se tournent en définitive vers des économies parallèles pour avoir une source de revenus.

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