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Interview Rencontre

Gerald Lincoln: « Maurice peut s’endetter jusqu’à 80 % de son PIB »

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Gerald Lincoln: « Maurice peut s’endetter  jusqu’à 80 % de son PIB » | business-magazine.mu

Doper la consommation, endetter davantage le pays pour investir dans de gros projets infrastructurels, attirer des professionnels étrangers et baisser le taux directeur. Ce sont là quelques-uns des ingrédients pour une croissance plus forte, selon Gerald Lincoln, Country Managing Partner d’EY.

BUSINESSMAG. Le nouveau gouvernement a imposé au secteur privé une compensation salariale de Rs 600 « across the board » et le paiement du boni de présence dans l’industrie sucrière. Quels signaux concernant les rapports gouvernement / secteur privé doit-on voir dans ces deux mesures ?

D’habitude, la compensation salariale se décide lors des tripartites entre gouvernement, patronat et syndicat. Ce principe d’unilatéralité n’est pas un très bon précédent. Ce qui est difficile à avaler c’est que cette compensation salariale est « across the board » et que tous les secteurs doivent porter la même charge, alors qu’ils n’ont pas tous la même capacité à porter ces charges. Ce serait peut-être plus intelligent de faire un ajustement salarial basé sur la capacité de chaque secteur à payer.

S’agissant du paiement de boni dans l’industrie sucrière, il faut le voir comme un compromis – car la coupe a été sérieusement retardée – dans un contexte d’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement et dans un désir de tourner la page sur la grève et d’avancer. Mais il faut reconnaître dans le cas de l’industrie sucrière que cela a été fait dans la discussion, et non de manière unilatérale comme cela a été le cas pour la compensation salariale.

BUSINESSMAG. Le paiement de la compensation de Rs 600 peut-il avoir des conséquences graves comme des licenciements comme mentionné par la MEF ?

C’est clair que oui. Prenons les secteurs qui emploient beaucoup de personnes et qui n’ont pas une grosse marge de profit. Ils vont certainement devoir revoir leur pool de staff, voire procéder à une réduction. C’est une question d’implication de coûts et certains secteurs pourront difficilement absorber cette hausse.

BUSINESSMAG. Quelle est votre position sur le paiement de la pension de vieillesse à Rs 5 000 ? Les spécialistes de la pension, tout comme le FMI, plaident tous ou presque en faveur du ciblage depuis des années. Cette décision est-elle raisonnable ?

Dans l’absolu, une pension de vieillesse à Rs 5 000 est très raisonnable. La hausse représente 39 % et dans un pays où l’inflation tourne à 4-5 %, c’est énorme ! Donc, vu sous cet angle, cela peut paraître un peu osé. Concernant le financement, le déficit budgétaire va sans doute augmenter cette année. Mais en même temps, ce n’est peut-être pas une mauvaise chose, parce que l’un des moyens de doper une économie est de mettre de l’argent dans la main des consommateurs, afin qu’ils augmentent leurs dépen-ses. Les dépenses de consommation en elles-mêmes apportent de la croissance.C’est d’ailleurs ce que font les États-Unis, ils dopent leur croissance à travers la consommation.

BUSINESSMAG. Ce n’est pas vraiment une croissance très saine que celle basée sur la consommation. N’aurait-il pas été préférable de doper la production ?

Oui, mais cela marche quand même. Qui dit consommation dit quelque part production… Cela dépend dans quel pays. À Maurice, c’est vrai que cela dopera plutôt l’importation, mais ce n’est pas certainement une mauvaise chose d’avoir une augmentation du « consumer spending » parce que cela aidera la croissance.

L’autre aspect de la pension de vieillesse c’est le ciblage ou le manque de ciblage. On parle souvent de justice sociale et du fossé qui augmente entre les riches et les pauvres mais il y a des mo-yens faciles de donner plus aux pauvres et de ne pas donner aux riches. L’exemple type c’est justement la pension de vieillesse. Franchement, ceux qui ont une belle carrière, qui ont des fonds de pension privés très corrects n’ont pas besoin d’une pension de Rs 5 000. Donc à la limite, le concept d’universalité pour la pension, l’éducation, la santé pourrait, selon moi, être remis en question si nous voulons cibler et donner plus à ceux qui en ont besoin. La pension est donnée par l’État. Donc, les gens le prennent. Mais ce serait peut-être plus intelligent de cibler et de ne pas donner de pension par exemple aux gens qui ont un plan de pension privé qui leur verse disons à partir d’un seuil de Rs 30 000.

BUSINESSMAG. L’extension de l’âge de la retraite pour le paiement de la pension de vieillesse est aussi une question cruciale…

Effectivement, c’est important de bouger dans cette question, ce n’est pas normal de toucher la pension de vieillesse à 60 ans et de travailler jusqu’ 65 ans.

BUSINESSMAG. Si vous étiez ministre des Finances, quelle serait votre stratégie et vos priorités pour relancer la croissance ?

 Le « low hanging fruit » c’est l’ouverture du pays, il n’y a pas à sortir de là.  Il faut encourager les professionnels étrangers à venir à Maurice. Cela aurait un gros effet sur la croissance. On a un secteur financier en pleine croissance. Si on avait 10 000 expatriés qui viennent vivre à Maurice d’ici les deux ou trois prochaines années, cela aurait un effet énorme en termes de dopage de la croissance. Et cela sans avoir à investir, sans avoir à dépenser de l’argent, sans avoir à inventer quoique ce soit de nouveau. Il s’agit juste de changer notre politique un peu trop insulaire et d’imiter Singapour que nous avons tendance a toujours prendre en exemple.

Il y a définitivement un ciblage à faire auprès des professionnels français qui ont des moyens et de l’expertise parce que Maurice est une île francophone et que les Français adorent Maurice. Ce serait assez facile d’attirer des Français à venir vivre ici. Il faut aussi attirer les Britanniques de la city de Londres, avec leur expertise du centre financier londonien qui pourraient venir ici pour aider Maurice à devenir un centre financier important dans la région. Et cela aura un effet d’entraînement sur tous les secteurs économiques du pays, à commencer par l’immobilier, les banques, la vente  de voitures, la consommation, etc. Ce serait une mesure rapide et très efficace. Et si cela pouvait être accompagné d’une vraie campagne de promotion, ce serait parfait.

Il faudrait aussi travailler à faire ces étrangers se sentir bien à Maurice. On a tendance à être un petit peu xénophobe. Par exemple, les visas ne sont donnés que pour une période d’un an, renouvelable. Quand le mari peut travailler, la femme n’en a pas le droit. Il faudrait assouplir toutes ces procédures et formalités et permettre aux non-Mauriciens de se sentir Mauriciens, voire même offrir la nationalité mauricienne dans certains cas, à travers une loterie par exemple, comme aux États-Unis. Pourquoi ne pas permettre aux étrangers après quatre ans passés à Maurice de décrocher la nationalité mauricienne ?

Le deuxième ingrédient important pour relancer la croissance est la confiance. Et pour qu’il y ait de la confiance, il faut de la continuité, de la stabilité et de la clarté sur les politiques du gouvernement. Donc c’est très important que le nouveau gouvernement vienne – il le fera sans doute à travers le budget en mars – répondre à ces trois critères. Parce que là le secteur privéest en mode « wait and see ». Tous ceux qui ont des projets attendent pour voir quels seront les politiques mises en place par l’État. Le business préfère la continuité plutôt que les changements drastiques. Espérons que le premier budget Lutchmeenaraidoo va donner la confiance que tout le monde attend et on verra s’il y a de nouvelles orientations.

BUSINESSMAG. Certains observateurs prévoient une rupture avec le passé et une approche plus sociale de Vishnu Lutchmeenaraidoo dans la gestion économique du pays. Est-ce votre perception ?

À ce stade,  je n’en ai aucune idée parce qu’il n’a pas encore annoncé ce que sera sa politique. Il a parlé de « no tax budget ».C’est déjà une bonne chose. Personnellement, j’ai tendance à ignorer ce qui est dit dans une campagne électorale parce que c’est dit dans un contexte d’élections, et ce n’est pas forcément totalement mis en pratique par la suite. Le « proof of the pudding » sera dans le « budget speech ». Attendons voir !C’est là qu’on saura réellement quelle sera l’orientation économique du nouveau gouvernement.

BUSINESSMAG. Faut-il de nouvelles incitations pour redonner confiance aux investisseurs ?

C’est toujours bon d’offrir des incitations, mais ce qui est important c’est aussi la confiance et la visibilité, parce qu’il n’y a rien de pire que de prendre des décisions dans un environnement où on ne sait pas ce qui va se passer. Quand une entreprise fait un business plan pour un gros investissement, on a besoin que les hypothèses du business plan soient vérifiables et assez sûres. S’il y a des changements d’orientations qui viennent, il faut le faire savoir aux investisseurs au plus vite.

BUSINESSMAG. Dans combien de temps devrions-nous atteindre le statut de pays à revenu élevé si nous continuons à stagner sous 4 % ?

D’abord, il faut voir la réalité des choses. Une croissance de 4 % n’est pas mauvaise dans le contexte actuel.Il faut qu’on arrête de comparer la situation avec les années 80’ quand on faisait du 10 %.Nous ne sommes plus dans la même époque. Aujourd’hui, on est quand même un pays à revenu moyen, mais les pourcentages sont faussés, parce que c’est tellement plus facile d’avoir du 50 % de croissance quand on est à 10 USD de revenus par tête d’habitant que quand on est à 10 000 USD. Il ne faut pas se leurrer, on n’aura pas du 10 %.Ce serait utopique de penser que l’on peut avoir du 10 ou 12 % de croissance comme dans le passé.Ce n’est pas raisonnable. Ce qui est raisonnable c’est de viser une croissance supérieure à des pays du même niveau que Maurice. On peut faire mieux que nos concurrents qui tournent dans les 3 à 4% de croissance.On n’est pas en train de faire mieux que la concurrence. C’est la raison pour laquelle le pays a besoin de nouvelles idées et de changements de politiques qui permettraient  de booster la croissance, d’où mon plaidoyer pour l’ouverture du pays.

En Afrique, Maurice est troisième en termes de croissance par tête d’habitant et cela sans aucune ressource naturelle. On réalise quand même une bonne performance. Est-ce que 4 % de croissance est suffisant pour absorber les jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi ? Oui, encore faut-il qu’il y ait une adéquation entre les compéten-ces et les besoins du marché de l’emploi, mais le problème c’est que le mismatch devient plus important. Je crois que les Mauriciens doivent se former plus. Vu que nous évoluons comme une économie tertiaire, c’est-à-dire dans les services, c’est important que le gros des étudiants fasse des études universitaires et dans des secteurs où il y a de la demande. Il y a un investissement à faire en termes d’orientation professionnelle pour éliminer cette inadéquation entre l’orientation des jeunes et les besoins du pays.

BUSINESSMAG. Un deuxième miracle économique est-il encore possible sachant que, comme vous l’avez mentionné vous-même,  les contextes local et international ne sont définitivement plus les mêmes que dans les années 80’ ?

Cela dépend ce que l’on veut dire par miracle. Pour moi, miracle cela veut dire faire mieux que les autres. Miracle c’est juste un mot qui fait rêver. La réalité c’est qu’il n’y a jamais de miracle, on a le résultat de ce que l’on fait. Si, par exemple, on peut améliorer la productivité c’est sûr que le pays sera plus riche. Un miracle ne va pas arriver seul, ni par l’opération du Saint Esprit… Je pense que Maurice est mûr pour passer à une nouvelle étape de son développement. Je cite encore le secteur financier et les loisirs / entertainment. Il y a aussi le port et l’aéroport, parce qu’on a vraiment un rôle à jouer comme le Singapour de l’océan Indien. Si on arrive à réorienter notre économie, oui il y aura encore beaucoup de création de richesse et de hausse des revenus par tête d’habitant. Néanmoins, il faut tenir compte du fait que nous opérons dans un monde en recul, certains pays connaissent la déflation. Il ne faut pas croire non plus que nous sommes en isolation et qu’on n’a qu’à prendre trois mesures et que le tour sera joué. À l’époque du premier miracle justement, il y a eu une vraie refonte de l’infrastructure économique qui a permis un grand développement. Ce ne sera pas la même chose cette fois. Ce que l’on fera localement ne pourra pas booster autant l’économie que pendant les années 80’. Le contexte mondial est difficile et 2015 sera une année challenging à plus d’un titre. Penser qu’à Maurice on n’est immunisé face à cela, non ! Ce qu’il faut c’est arriver à optimiser les opportunités et se démarquer par rapport à nos concurrents et arriver à mieux faire qu’eux.

BUSINESSMAG. Quelles de-vraient être les priorités en termes de gestion des finances publiques ?

Je dirais que Maurice a la capacité à s’endetter davantage. On a de la marge pour prendre des emprunts additionnels et développer le pays, encore faut-il que cet argent soit utilisé à bon escient, c’est-à-dire dans des projets qui vont faire avancer le pays. Pour amener le pays plus haut il faut que l’on s’endette plus.

BUSINESSMAG. S’endetter jusqu’à quel seuil ? On a déjà dépassé les 60 % du PIB.

Il n’y a pas de limites, enfin je ne parle pas de la Grèce bien sûr !Mais je pense qu’on peut monter à 80 %.Cela dépend de la croissance aussi. Tant qu’un pays est en croissance, il peut continuer à s’endetter. Maurice peut s’endetter davantage, je veux dire non pas pour augmenter les dépenses courantes, mais pour développer l’infrastructure, à commencer par le port. À l’aéroport, il y a eu un superbe travail et c’est très positif. Le réseau routier également demande des développements. Le métro léger semble ne pas avoir les faveurs du gouvernement, mais si on veut placer Maurice sur la carte mondiale, il faut qu’on ait un système de transport public moderne et digne de ce nom. C’est un peu dommage de venir, encore une fois, repousser à plus tard, un projet qui est une nécessité. Il y a de gros chantiers à faire. L’endettement est le prix à payer pour permettre au pays de franchir un nouveau palier de développement, tant que cela reste dans des normes gérables. L’endettement pour financer de grands projets a des bénéfices à court et long termes sur la croissance. L’endettement fera de notre pays un pays moderne. L’endettement n’est pas forcément malsain, c’est fondamental dans une économie moderne.

BUSINESSMAG. Dans quelques semaines, le comité de politique monétaire se réunira. Quelle devrait être sa décision selon vous ?

À travers le monde, les taux d’intérêt sont au plus bas et à Maurice il y a encore de la marge pour descendre. On peut baisser le taux d’intérêt parce que cela a un effet sur le coût de l’argent. Et si on baisse le coût de l’argent cela permet aux entreprises d’investir plus et de produire plus.

Baisser le taux d’intérêt permettra de déprécier la roupie et ce serait une bonne chose pour le secteur d’exportation. La plupart de nos revenus étrangers sont en euro qui est sous la barre de Rs 40. Cela fait mal surtout dans le secteur touristique où l’on ne traite qu’en euro. Un rééquilibrage de la roupie ferait le plus grand bien à tout le monde. Ce serait bon d’avoir un coût de l’argent qui reflète la réalité mondiale d’aujourd’hui, d’autant plus que nous n’avons pas de pro-blème d’inflation, elle n’a jamais été aussi basse depuis 20 ans.

BUSINESSMAG.Venons-en au secteur bancaire. Le rapport du task force de la Banque de Maurice a émis un jugement sans concession sur certaines pratiques bancaires abusives liées aux frais, commissions et contrats…

C’est très sain d’avoir des banques profitables parce qu’il y va de la stabilité financière du pays. Maintenant, s’agissant des frais, le plus gros coût de l’emprunteur ce n’est pas tellement les frais et commissions, c’est le taux d’intérêt, qui est dicté par la Banque centrale. Si le taux d’intérêt était plus bas, les banques qui ont un excès de liquidités pourraient prêter plus. S’il y a une perception que les banques sont excessives dans leurs frais et commissions, il faut comparer. Personnellement, j’ai un compte en France et ce que je paie comme frais sur ce compte est bien plus élevé que ce que je paie aux banques mauriciennes, et cela pour un service moins bon !Je ne trouve pas que les frais bancaires à Maurice sont excessifs. Leur service est plutôt bon. Je dirais que c’est une perception erronée de croire que les banques sont des voleurs.

Les banques font du business, elles sont là pour réaliser des profits et elles opèrent dans un environnement hautement régulé avec des coûts d’opération de plus en plus élevés. Le coût du « compliance »a beaucoup augmenté. En même temps, c’est le prix à payer pour la tranquillité d’esprit et la confiance. C’est important que les banques soient saines, bien gérées et profitables. La critique que je pourrais faire aux banques c’est qu’elles sont peut-être un peu trop timides et « risk averse » par rapport aux prêts et surtout dans leurs demandes de garantie. Vouloir opérer sur quasiment un risque zéro est déraisonnable. L’excès de liquidités est aussi en partie la faute aux banques pour n’avoir pas prêté assez, surtout à ceux qui n’ont pas d’actifs à donner en garantie aux banques et c’est très dommage si l’on veut booster l’entrepreneuriat. Les banques devraient se montrer plus flexibles sur leur politique de prêts.