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Interview Rencontre

Philippe Forget : «La propagande a une date de péremption courte»

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Philippe Forget : «La propagande a une date de péremption courte» | business-magazine.mu

BonZour !, la nouvelle publication du groupe La Sentinelle, permet à ce dernier de s’adresser quotidiennement à deux grands segments de son marché de manière différente. C’est ce qu’explique le président exécutif du groupe lors d’un entretien.

BUSINESSMAG. Avec le lancement de «BonZour !», le vendredi 17 mars, le groupe La Sentinelle (LSL) dispose désormais de deux quotidiens. Quelle est la réflexion économique derrière cette initiative ?

LSL diversifie depuis longtemps déjà et une facette de cette politique a été la segmentation de son marché : de l’Express, le journal référence, à Essentielle, le magazine féminin ; de Weekly, hebdomadaire en anglais, à Lekip, qui s’adresse aux mordus du sport, La Sentinelle n’a eu de cesse de satisfaire les besoins de ses lecteurs de manière focalisée, donc segmentée. LSL est désormais en mesure de s’adresser quotidiennement à deux grands segments de son marché de manière différente. L’Express reste solide là où il est et continuera à servir sa clientèle avec ses primeurs, son indépendance et son style, alors que BonZour ! prend un ton plus people, plus aéré, plus concis, pour une lecture rapide et précise. Articles courts, acérés, factuels, faciles à digérer. Plus de photos. Pas d’éditos ou d’analyses. Moins cérébral peut-être? Le format même est différent. Les contenus aussi. Nos analyses démontrent (et nous l’espérons) qu’on achètera BonZour ! en sus de l’Express ou qu’un nouveau public qui n’achète pas dans le marché actuel, achètera BonZour ! tout court.

BUSINESSMAG. Est-ce que le groupe LSL a les reins suffisamment solides ou avez-vous fait appel au financement extérieur pour soutenir une telle expansion ?

Je ne comprends pas exactement ce que vous avez en tête en posant cette question, mais aucun financement extérieur n’a été nécessaire à cette extension de nos titres ; nous avons les reins, les jambes, le dos et la tête bien assez solides pour cette entreprise.

BUSINESSMAG. Dans un environnement hautement concurrentiel, comment LSL arrive-t-il à se démarquer de ses pairs ?

Je suppose que tous les groupes de presse veulent, au départ, faire comme nous, c’est-à-dire comprendre les désirs et les besoins de leurs lecteurs et être crédibles pour être en phase avec eux. Chacun veut assurer une équation et une personnalité particulières à ses produits, pour que ceux-ci se vendent de manière fiable. Car, bien sûr, au final, on ne peut pas vendre son journal au-dessous de son coût de production, en débauchant des journalistes à plus cher chez le concurrent et en n’ayant pas assez de publicité ! À moins d’être dans un monde «menti-menti». Au-delà de sa raison d’être, un journal doit aussi trouver son équilibre financier parce qu’un groupe de presse et, a fortiori, un titre de presse qui se veut libre, doit d’abord être capable d’assurer son autonomie financière. Du moins, au-delà d’un certain niveau. C’est peut-être là aussi, après nos réussites éditoriales, que l’on se démarque depuis plus de 50 ans ?

BUSINESSMAG. Y a-t-il encore de la place pour d’autres journaux à Maurice ?

Une presse plurielle est très nécessaire en démocratie. Nous sommes bien une démocratie vivante, n’est-ce pas ? À cet effet, il y a toujours de la place pour de nouveaux titres ! À l’ère «post-truth», j’espère quand même que ces nouveaux titres feront de l’information plutôt que du «fake news» ou de la propagande. D’autant que la propagande a une date de péremption courte. Cependant, faire un nouveau journal ne suffit pas. Il faut innover et pouvoir convaincre son public, ainsi que les annonceurs, et tout cela peut prendre du temps. Au minimum un an, parfois trois ans. Les débuts de notre titre phare lui-même, l’Express, ont été durs et fragiles, mais son approche intègre, nationaliste, libre, tranchant avec ce qui se faisait jusque-là, a gagné la bataille de la crédibilité, permis son décollage et, notons-le, dynamisé, par la suite, le marché médiatique dans son ensemble. La concurrence, c’est ce qui stimule, fait réfléchir et avancer !

BUSINESSMAG. L’Internet a changé drastiquement la consommation de l’information. Quel est l’impact du Web sur le «business model» d’une entreprise comme LSL ?

La première entreprise de presse qui a lancé une version digitale gratuite mérite peut-être d’être «lynchée», parce que tous ceux qui ont suivi (à part les journaux très spécialisés style Financial Times qui peuvent facturer la lecture sans risque de fuite vers la concurrence) ont dû faire pareil. On s’attend donc, aujourd’hui, à ce que la version digitale d’un titre de presse soit gratuite, alors qu’il y a des coûts certains qui ne sont sûrement pas couverts par la publicité digitale ! Le digital ronge donc en partie l’imprimé, même s’il est clair que la version digitale n’est PAS la reproduction totale de la version imprimée. Le «lecteur» qui se contente de la version digitale (plutôt que d’opter pour la version pdf) ne le réalise peut-être pas, mais il a moins d’informations à sa disposition… Néanmoins, cela aussi fait sans doute partie de la réalité moderne, et c’est pourquoi nous avons tant soigné lexpress.mu, complémentaire, qui reçoit donc, en février 2017, plus de 9,8 millions de vues et presque 5 millions de visiteurs ! Un triomphe de popularité qui commence à intéresser sérieusement les annonceurs…

BUSINESSMAG. Est-il possible pour une entreprise de presse d’être indépendante en 2017 ?

Oui, évidemment que cela est possible ! Indépendant veut dire être libre dans ses choix éditoriaux. Si cette liberté est ce qu’il y a de plus fondamental dans ce que l’on propose au lecteur (comme à l’Express), alors, on soigne cette liberté. Le jour où votre lectorat voit une dérive, un dévergondage, une partisanerie, il tique, puis au bout d’un moment, il vous quitte pour chercher un autre espace de liberté. Bien sûr, un journal libre a le droit d’avoir une ligne éditoriale, des «causes» à défendre, des choix à proposer. Ceux de l’Express sont bien connus et acceptés. C’est d’ailleurs pourquoi c’est le quotidien le plus respecté et le plus lu du pays. Sur cette dernière affirmation, tous les sondages professionnels sont d’accord, à divers degrés, ce qui est peut-être surprenant car partout au monde, comme vous le savez, la presse sérieuse a pourtant tendance à moins se vendre que la presse populaire ! Autre zone de grande satisfaction : l’Express est le quotidien préféré de la jeunesse ! Cela rassure pour l’avenir…

BUSINESSMAG. Quelles sont les implications de cette indépendance que revendique LSL?

Les implications dont vous parlez sont claires : un groupe de presse indépendant est bien accueilli par ceux qui se revendiquent de la pluralité des opinions, de la diversité des angles de traitement de l’information, du débat éclairé des idées et reste, c’est naturel, honni par ceux qui souhaitent tout voir avec les mêmes lunettes et dans le même moule. Je m’explique : les partis politiques (ou organisations) qui veulent évidemment voir leur point de vue dominer celui des autres, sans partage, préféreraient des journaux partisans et être encensés plutôt que critiqués. C’est ce qui explique sans doute que 50 ans après l’indépendance, aucun parti politique n’ait finalement libéralisé la télévision, désirant la garder «sous bol» pour sa propre propagande ! C’est ce qui explique aussi la frilosité par rapport à de nouvelles licences de radio ? On dit souvent à La Sentinelle, un peu bêtement peut-être, que la preuve de notre indépendance est de ne faire plaisir à aucun parti !

BUSINESSMAG. On dit, par ailleurs, qu’un journal n’est pas libre s’il accepte de la publicité…

C’est faux ! La liberté, c’est dans la tête et dans la conscience. Il y a déjà eu quelques cas d’annonceurs qui nous ont boycottés parce qu’ils n’étaient pas contents de ce que nous avions publié ou écrivions sous forme d’opinion. Le dernier cas en date a été celui de la BAI. Cela n’a jamais changé notre ligne éditoriale. Le violent boycott de Navin Ramgoolam ne nous a pas fait taire non plus. Les critiques des partis au pouvoir sont toujours entendues, soupesées, mais jamais subies. Car nous travaillons pour le pays et quelques principes et causes universels et rien ne nous déviera de cette ligne. Ce qui est rassurant, c’est qu’il y a un enthousiasme grandissant pour nos produits et nos innovations ; cela nous indique que le public, lui, veut s’abreuver de notre manière d’entreprendre et de notre ligne éditoriale libre de toute contrainte extérieure. Par ailleurs, entendons-nous : nous ne sommes pas infaillibles. On se trompe parfois. On essaie aussi de nous manipuler. Mais nous corrigeons nos fautes quand cela est nécessaire. Nous élargissons le débat, si souhaitable et raisonnable. Notre bonne foi est claire. C’est la promesse que nous avons toujours faite et faisons encore à nos lecteurs.