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La ligne rouge

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La ligne rouge | business-magazine.mu

Cela fera bientôt trois mois depuis que la dynastie Jugnauth a remplacé l’empire Ramgoolam au sommet du pays. Depuis, le pays vit une tumultueuse transition politique, ponctuée d’arrestations spectaculaires, d’une série de procès retentissants, d’une chasse aux sorcières inouïe (aussi vicieuse, si ce n’est plus, que les opérations «Lev Pake» du précédent régime Ramgoolam). Jamais auparavant la police et la SMF n’avaient été dépêchées de la sorte pour fouiller les résidences et les coffres-forts d’un ancien Premier ministre livré, par la suite, à la vindicte populaire. Ce faisant, une ligne rouge a été franchie. Jusqu’ici, à chaque changement de régime, c’était des menaces de commission d’enquête qui n’aboutissaient pas, qu’on oubliait avec le temps – ce qui nous poussait à croire que les puissants se faisaient peur mutuellement ou qu’ils se protégeaient entre eux, sous le couvert des secrets d’État. Désormais, c’est la guerre ouverte entre le présent pouvoir et l’ancien. Transferts de fonds massifs, blanchiment d’argent, trafic d’influence… le cocktail politique du moment est explosif.

C’est dire que le moment est crucial pour tenter de faire le point sur ces changements politiques majeurs qui secouent Maurice. Nous sommes en pleine phase de déconstruction--reconstruction. Fort d’un mandat populaire qu’il tend à confondre avec l’absolutisme, le nouveau gouvernement veut clairement faire table rase du passé et de Navin Ramgoolam. Faisant fi de son intention initiale de remplir les postes-clés de l’administration publique et parapublique dans la transparence, soit après un appel à candidatures, triste est de constater que le régime en place procède à la nomination de ses hommes et femmes selon une logique purement politicienne, en déphasage avec son manifeste électoral qui plaidait pour la méritocratie. À la tête de l’ICAC, à la MBC, à la FIU, au Mauritius Telecom, au Cardiac Center, des proches ont été nommés, alors qu’en même temps, des gestionnaires hors pair de la trempe de Megh Pillay sont forcés de plier bagage.

La transition politique a aussi provoqué une décomposition des deux principaux partis de l’opposition. Le Parti travailliste est un navire sans capitaine qui prend eau de toutes parts, alors que le MMM continue à subir le diktat de Paul Bérenger qui persiste à ne pas voir la crise qui ronge son parti – qui vient de perdre trois de ses députés, alors que d’autres remous sont à prévoir.

En fait, chaque jour qui passe apporte son lot d’actualités illustrant l’incapacité de nos partis politiques «mainstream», qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, à saisir les mutations sociales qui transforment le pays. Nos formations politiques sont restées figées dans le temps, alors que l’électorat a voté massivement pour un changement de comportement de nos dirigeants. La déception pourrait venir, plus rapidement qu’on ne l’imagine, du fait que c’est finalement du pareil au même. 

Au fond, nos principales formations sont toutes en déphasage avec la réalité. Pour changer la donne, il faut insister sur le financement des partis. À quoi cela sert-il de promouvoir un ministère et une culture de bonne gouvernance si les partis politiques et leurs dirigeants eux-mêmes ne veulent pas être transparents sur leurs méthodes, l’état de leurs finances et les noms de leurs généreux contributeurs ?

Il est grand temps de réfléchir plus large. C’est-à-dire à comment sortir de notre préhistoire politique afin d’entrer dans une ère nouvelle, qui serait caractérisée par la libre circulation de l’information, par un nombre limité de mandats pour les dirigeants et par un financement politique transparent. Le signal viendra-t-il du président de la République, qui choisirait de partir au lieu de s’agripper, comme ces politiciens fossilisés, à son fauteuil ?

La lente et longue construction de notre nation, qui repose sur un socle anthropologique immensément riche, a produit un unique composite de grandes vagues migratoires, de longues décennies de lutte et de dur labeur. Ce composite, qui nous a durablement soudés face aux défis de la croissance économique, évolue avec le temps et le brassage interculturel. On est aujourd’hui bien loin de la pigmentocratie qui existait au temps où la canne à sucre (héritage des Hollandais) constituait notre seule activité économique. Depuis les années 1980, le pays troque son slogan illusoire «enn sel le pep, enn sel nation» pour une «unité dans la diversité» plus pragmatique. Ça c’est sur papier et dans les discours.

En réalité, il ne se passe pas un jour sans qu’il n’y ait de surenchère identitaire. De petits chefs de tribus se manifestent. Les divergences restent heureusement plus ou moins contenues, sans doute grâce à notre longue pratique de gestion de différences et de divergences identitaires. Pour parapher Maalouf, nos identités plurielles sont peut-être régulièrement égratignées sur l’autel de la realpolitik, mais elles ne sont jamais vraiment meurtries comme ailleurs dans le monde.

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2015, une nouvelle année. Serait-ce aussi l’année du réveil de l’esprit critique du citoyen – signifiée sereinement, mais avec force, lors du scrutin du 10 décembre 2014 ?

C’est le souhait qu’on pourrait faire à notre pays : après le non sonore de l’électorat mauricien à la tentative de «hold-up politique» et de triturage constitutionnel du tandem Ramgoolam-Bérenger, il y a lieu, désormais, de nous atteler à revoir, de manière critique et durable, le fonctionnement même de notre République. La transparence et l’équité devront faire partie du pacte qui lie le nouveau gouvernement à ses employeurs (c’est-à-dire nous tous).

Si Maurice aspire à être une vraie démocratie, dans le sens où elle offrirait des chances égales à tout le monde, n’aurait-on pas dû voir, au lieu de la présente chasse aux sorcières et nominations non transparentes, une continuité de l’État et une revalorisation de la méritocratie ?

À cet égard, les citoyens ont un rôle à jouer dans la suite des événements post-11 décembre 2014. Ils peuvent faire remonter à la surface ces informations d’intérêt public inaccessibles ou volontairement cachées à nos yeux scrutateurs. Avec une attitude de veille et d’alerte, ils peuvent réaliser un travail critique de concert avec les médias libres et indépendants, comme ceux de La Sentinelle. Nous ne sommes, heureusement, pas seuls !

Avec un Premier ministre à 84 ans et un leader de l’Opposition qui approche les 70 ans, il est impératif de préparer les jeunes d’aujourd’hui à prendre la relève de demain. Maintenant que la ligne rouge a été franchie parmi les politiciens d’hier, un nouvel espoir est permis, une fois que la boîte de Pandore aura été refermée…