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COVID-19] Journal d’une Mauricienne confinée en Californie

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COVID-19] Journal d’une Mauricienne confinée en Californie | business-magazine.mu

Mardi 14 avril 2020

Riverside, Californie

 

Le bruit de la pluie contre la fenêtre me berce. Il fait bon dans mon lit. Je me blottis contre Tom, mon mari et je passe en revue la journée qui m’attend. À part mes obligations de travail, le temps m’appartient. Je me mets à rire comme une petite fille en pensant à la veille, et à l’avant-veille et aux autres nuits avant ça depuis le confinement il y a un mois. Nos étreintes ont retrouvé la fougue de nos vingt-ans. Notre maturité a enlevé la pudeur qui jadis freinait nos élans vers le pays de la luxure. Notre amour nous rend généreux dans la suite conjugale. J’ignorais que mon corps était en mesure de tant de merveilles, que j’étais capable de tant d’imagination digne d’une écrivaine des séries Harlequin. Les images de ces nuits m’émoustillent. Je pense à sortir de mon tiroir le joujou acheté à Pigalle l’été dernier, lorsque des grattements se font entendre sur la porte de notre chambre. Mes enfants m’appellent.

J’ouvre la porte et une chaîne de boules laineuses entrent en miaulant. Je suis accueillie par des petits coups de tête contre mon tibia, une caresse contre mon mollet, et un gentil coup de dents à mon orteil. C’est Antoinette. Je n’avais aucune intentionde l’adopter en septembre dernier. Elle était toute seule dans sa cage, toute sale, toute laide, toute maigre. C’est sa triste histoire qui m’a ébranlée : elle était la seule de sa litière, sa maman ne voyant pas l’intérêt à soigner un seul bébé, l’a abandonnée. Elle est arrivée au refuge à quatre semaines et à moitié morte. Là on l’a écartée des autres. Le jour-même de son arrivée chez moi, je découvrirais pourquoi : J’ai dû lui faire peur car elle m’a mordue si fort que j’ai failli perdre mon pouce. Sans contact avec d’autres félins, elle n’a jamais connu l’amour, n’a jamais été domestiquée. Je prends ma petite sauvageonne dans mes bras et je la couvre de caresses, de baisers et de mots doux. Elle ronronne de bonheur. Cette fête d’amour fait rire mon mari. Mes chattes ont faim. Leurs miaulements sont des mugissements, leurs regards des mitraillettes.

Dans les escaliers, Circé la gloutonne, unchat des Forêts de neuf kilos, mène la course vers son bol. C’est son seul sport de la journée. Antoinette la rustre zigzague entre mes pieds, met en péril ma descente vers la cuisine. Princesse Alexandria, une magnifique féline rousse, prend son temps. Pendant que la cafetière glougloute, je boismon verre d’eau chaude au citron. Tom entre. Il prend de mes nouvelles. J’ai un peu grossi, tu ne penses pas ? Il secoue la tête. Je suis belle et sexy et il m’aime. L’amour est aveugle, je lui réponds. Nous éclatons de rire.

Nous prenons notre café au bureau, une salle exiguë meublée de deux tables, d’étagères surchargés de livres, aux murs décorés de tableauxreprésentant Paris. Il est huit heures, et pendant cinq heures je serai au travail. Je commence par afficher,dans la section Announcement sur Blackboard, une lettre à mes étudiants. Chaque jour, je choisis le message à faire passer, la leçon à apprendre, des photographies et la couleur d’encre. Lundi dernier, c’était un poème de Verlaine, La Nuit étoilée de Van Gogh et un jaune vif pour mon texte. Un mercredi, il s’agissait des moyens de se détendre, deux films de La Nouvelle-Vague à voir, des photos de champs de coquelicots, de tournesols et de lavande, et un texte mauve riche. 

Je n’aime pas enseigner à distance. Je souffre de dysmorphophobie et de scopophobie. À l’idée d’être vue à l’écran par des étrangers, et qu’ils verraient ne serait-ce qu’un pan de la cloison de ma maison me rend malade. Être en ligne me draine del’énergie, raison pour laquelle je me suis retirée des réseaux sociaux. Je redoutais le télétravail. Plus aujourd’hui. J’aime également enseigner dans une salle de classe et à domicile mais pour des raisons différentes. Les cours en ligne est l’utopie des écrivains hypersensibles et introvertis. Je communique le mieux par les mots. Au clavier, j’ai le droit de réfléchir avant de parler. Je ne sens pasl’impatience de mon interlocuteur qui m’embrouille, qui gêne mon élocution, qui me désarme, qui me frustre. Je finis toujours par me détester et me culpabiliser. Je finis par croire ce que les voix de mon passé (les enseignants, les amis, les camarades, certains membres de la famille, les autorités, les garçons) m’ont ressassé : tu es moche et stupide. Le télétravail me permet de cultiver mon imagination et ma créativité. 

Une semaine après la rentrée, cinq étudiantesm’ont contactée pour les mêmes raisons : elles sont introverties, timides, réservées. Elles préfèrent écrire que parler. Elles angoissaient à l’idée de se présenter sur Zoom à chaque cours. Au quotidien, elles prennent plaisir à me lire. Mes lettres et les photos illuminent leurs journées.

Je suis en colère contre Trump qui n’a pas su (ou voulu) nous protéger. Je suis fâchée contre nous, qui au nom d’une voiture plus grosse, d’une maison plus grande ou d’un jean plus à la mode, avons abîmé notre planète. Je suis dégoûtée de devoir me masquer le visage quand j’ai envie d’un grand bol d’air frais. J’ai honte que ce soit l’Amérique qui mène la course du Covid-19 : nous mourrons parce que nous sommes obèses ou diabétiques, parce que nous avalons la nourriture artificielle, parce que l’Amérique, c’est le syndrome de Peter Pan : nous refusons de grandir, nous préférons écouter et croiredes illusions. Je suis triste que la majorité perçoiveBernie Sanders comme le diable, qu’elle préfère la banalité à un visionnaire. Je ressens une impuissance devant mes convictions de vie qui sont considérés rigides, à contre-courant. Je suis tombée souvent, facilement parfois. Le Covid-19 est une piqûre de rappel qu’il est temps de s’améliorer.

C’est grâce au genre de mails de lesdites étudiantes que tous les matins, depuis le confinement, je me réveille avec l’envie de me rendre au boulot. C’est grâce à mes nuits folles dans les bras de mon mari, grâce à mes chattes qui me suivent partout dans toute la maison, grâce à la gentillesse de mon fils de vingt et un ans qui me masse la nuque lorsqu’il sent que sa maman est trop anxieuse que je me sens plus forte. J’ai peut-êtreperdu des libertés mais je n’ai pas perdu la liberté.