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Édito

La fracture entre le Nord et le Sud se creuse

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Richard Lebon

Jamais l’hégémonie des démocraties occidentales incarnées par les États-Unis, l’Union européenne et leurs alliés traditionnels que sont l’Australie, le Canada et Israël n’a été aussi chancelante depuis l’effondrement de l’ancienne Union soviétique. À cette époque, l’essayiste Francis Fukuyama, l’une des figures de proue du néoconservatisme américain, ayant été l’un des stratèges de Ronald Reagan, annonçait triomphalement dans son ouvrage La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), la victoire de la démocratie libérale sur les autres systèmes politico-économiques. Et que le monde post-guerre froide embrasserait cette idéologie suprême.

S’il est indiscutable que la démocratie occidentale, qui revendique la protection des libertés, a amené du progrès et de la prospérité à l’humanité, et a été un paravent contre la dictature, il est tout aussi vrai que c’est de part et d’autre de l’Atlantique Nord qu’on édicte les règles mondiales et impose des normes de surveillance à l’ensemble des États qui n’ont d’autre choix que de suivre docilement les prescriptions des agences de notation, du Groupe d’action financière ou de l’OCDE, et que les pays de l’hémisphère Sud ont toujours perçu ce contrôle rigoureux comme une forme de néocolonialisme.

Aujourd’hui, les événements que nous vivons donnent tort à Francis Fukuyama. Plus que jamais, la suprématie du Nord est contestée avec véhémence. La guerre d’agression que mène la Russie en Ukraine a été le détonateur, accentuant la fracture Nord-Sud. En mars 2022, l’on en a eu un aperçu lors de l’adoption de la résolution de l’assemblée générale des Nations unies condamnant la croisade de la Russie en Ukraine. Au total, 141 pays se sont prononcés en faveur de cette résolution, alors que 35 pays se sont abstenus. De plus, 12 autres ont brillé par leur absence et cinq autres ont voté contre. Parmi les pays trop magnanimes envers la Russie, l’on retrouvait la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Iran, l’Irak et le Mali.

Le sommet des BRICS, qui s’est tenu au mois d’août en Afrique du Sud, a pris une nouvelle fois la forme d’une coalition anti-occidentale. Le clou de l’événement a été l’adhésion de six pays à ce groupe, à savoir l’Iran, l’Égypte, l’Argentine, l’Arabie saoudite, l’Éthiopie et les Émirats arabes unis. Avec pour conséquence que les BRICS+ représentent désormais plus de 36 % du produit intérieur brut mondial.

Le même discours contre l’impérialisme occidental a été observé lors du Sommet du G20 à Delhi. Ce fut l’occasion pour Narendra Modi de réitérer sa vision de voir l’émergence d’un nouvel ordre mondial dominé par l’Indo-Pacifique et le Sud global. Se voulant fédérateur, le G20 a invité l’Union africaine au banquet. Ainsi, ses 55 pays membres intègrent officiellement le giron du G20. Au passage, il est bon de souligner que quoiqu’étant un partenaire des États-Unis, l’Inde affiche néanmoins sa volonté d’être le fer de lance de la montée en puissance de l’hémisphère Sud. La Grande péninsule propose notamment de développer de nouvelles normes prenant la forme de notations de crédit ou de réglementations sur le mouvement des capitaux et d’en assurer elle-même la surveillance. Elle se dit également prête à partager son expertise et sa technologie avec toute nation partageant la même vision d’un développement Sud-Sud.

La guerre entre Israël et le Hamas est également susceptible de creuser un peu plus le fossé entre le Nord et le Sud. Non seulement ce conflit sanguinaire menace de s’embraser au reste du Proche-Orient, mais encore, il accentue la défiance vis-à-vis des Américains ; ceux-là mêmes qui, par bigoterie, étaient à la baguette pour la création de l’État hébreu après la Seconde Guerre mondiale, exauçant au passage les lubies des sionistes qui revendiquaient la Palestine comme étant la Terre sainte, donc la patrie légitime des Juifs. La suite, on la connaît. Les Américains ont trop souvent fermé les yeux sur les persécutions exercées par les Israéliens contre les Palestiniens vivant dans la West Bank et parqués comme du bétail dans l’étroite enclave de Gaza. Le Hamas, dont la barbarie inqualifiable avec le massacre d’environ 1 400 Israéliens doit être condamnée avec force, n’en est pas moins qu’un mouvement terroriste né dans l’oppression.

Lors du précédent conflit israélo-palestinien remontant à 2014 suivant l’enlèvement et l’assassinat de trois étudiants par le Hamas, Israël avait répondu avec férocité, tuant plus de 2 400 Palestiniens, pour la plupart des civils. Ces violences n’ont pas été condamnées par les Américains, laissant la perception que les Israéliens peuvent agir impunément.

Alors que la tension monte crescendo, qu’Israël bombarde inlassablement la bande de Gaza pour débusquer les combattants du Hamas, qui se sont sans doute mêlés à la population civile, et que le monde peut assister sur les réseaux sociaux aux massacres qui sont perpétrés, les Américains se fourvoient dans un exercice de communication mal inspiré. À l’image de Joe Biden qui, à son retour d’Israël, au lieu de commenter l’actualité du moment, est resté très vague dans son adresse aux Américains, axant son discours sur l’idée que le monde glisse dans une confrontation bipolaire entre, d’une part, les démocraties occidentales et, de l’autre, les mouvements terroristes comme le Hamas, non sans inclure dans le même panier la Russie. Occultant de son discours les massacres perpétrés sur les civils, le président américain a, par ailleurs, promis un soutien inconditionnel, d’ordre financier et militaire, à Israël. Est-ce que cela se matérialisera par plus de bombardements sur Gaza ?

Autre signal brouillé envoyé par Washington : sa décision d’imposer un veto à une résolution du Conseil de sécurité appelant à une «pause humanitaire» entre Israël et le Hamas. Ce, alors que le monde arabe affiche son soutien aux Palestiniens et que la perspective que l’Iran n’entre dans ce conflit est réel. Le ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant, n’a pas été, non plus, inspiré dans sa communication quand il a annoncé que cela devrait être la dernière guerre qu’Israël mène dans la bande de Gaza du fait qu’il n’y aura plus de Hamas après. Est-ce une façon de légitimer ce qui s’apparente à des crimes de guerre ? Anéantir le Hamas ne suffira pas aussi longtemps que les injustices continueront à l’égard des Palestiniens qui ont été expulsés de leurs terres et sont considérés comme des êtres de basse extraction. Ces idées qui sont à la base du conflit israélo-palestinien ne mourront pas, à moins peut-être que la solution à deux États ne se matérialise.

En attendant une désescalade, les événements au Proche-Orient font grandir la méfiance envers les démocraties occidentales, grands défenseurs des libertés et du droit international. Cela sert, bien évidemment, l’agenda des nouvelles puissances du Sud qui tireront avantage de ce conflit pour essayer de casser un peu plus la suprématie du Nord.

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