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L’art : en faire un vecteur de développement

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L’art : en faire un vecteur de développement | business-magazine.mu

«République prudente et sage. De ses moindres sujets sait tirer quelque usage. Et connaît les divers talents. Il n’est rien d’inutile aux personnes de sens», peuton lire dans l’une des Fables de La Fontaine. Subversif, philosophique, profond, unique, symbolique, métaphorique, l’art a de nombreuses facettes et autant de messages qui traversent le temps et deviennent vecteurs de transformation. «J’ai visité Londres, la Polynésie, Delhi et même les pyramides en Égypte, mais je n’y ai pas rencontré un seul roi mort, un seul avocat mort, un seul premier ministre mort. Mais j’y ai vu des œuvres d’art qui attestent d’une civilisation, de différentes époques qui ont fait l’Histoire de ce pays. L’art restera quand nous serons partis depuis longtemps», observe Vaco Baissac, peintre mauricien, avant de marteler: «C’est un scandale la façon dont on traite l’art à Maurice.»

Le succès de la récente exposition Picasso au Blue Penny Museum, dont les organisateurs estiment le nombre de visiteurs à environ 12 000, interpelle et apporte la preuve de la puissance d’attractivité et de rayonnement que confère le simple nom d’un artiste majeur, non seulement dans son pays d’origine, mais aussi à l’étranger et à travers les âges. Steve Sowamy (Voir l’entretien plus loin), marchand d’art qui a organisé le prêt des œuvres de Picasso et les a accompagnées en tant que convoyeur, en est convaincu : «Compte tenu des incertitudes économiques, l’art est une valeur refuge sûre. Et jamais le marché de l’art ne s’est aussi bien porté». Et de suggérer : «Pour dynamiser le marché de l’art contemporain à Maurice, il faut que les entreprises puissent bénéficier de réductions fiscales lorsqu’elles achètent des tableaux de jeunes artistes, comme c’est le cas dans beaucoup de pays occidentaux. Les artistes ont besoin de soutien et je suis convaincu que la créativité sera encore plus féconde».

Spécialisé dans la vente de tableaux de maîtres cotés, Steve Sowamy avise : «J’encourage vivement les investisseurs basés à Maurice à investir dans les grands artistes impressionnistes et modernes. Par exemple, j’ai vendu en 2006 une sculpture de 1961 (une pièce unique) de Picasso, ‘Femme nue debout’ pour deux millions de dollars et qui vaut aujourd’hui six millions de dollars. Avec l’art, vous alliez l’utile à l’agréable.»

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L’ART MAURICIEN BIEN PRÉSENT

Satisfait de l’affluence et de l’intérêt des Mauriciens de tout âge pour l’exposition Picasso, Emmanuel Richon, conservateur du Blue Penny Museum, rappelle que l’exposition Kaya suit juste après, soutenant que l’art à son plus haut niveau d’expression existe bien localement. «Cesaria Evora est le visage international du Cap-Vert. Ti-Frère n’aurait-il pas pu être celui de l’île Maurice s’il avait été reconnu et promu avant son décès ? Que reste-t-il de ses œuvres, qui auraient pu aisément occuper plus de quatre CD ? Il n’en reste qu’un seul que j’ai fait compiler en livre-CD», s’exclame Emmanuel Richon. Ce dernier explique que l’art n’a pas pour vocation de générer des affaires mais d’exprimer et de porter un message.

«De nombreux artistes ont vécu pour leur art, même dans la pauvreté la plus extrême. À Maurice, nous devons bien faire la distinction entre culture et industrie. Quand nous organisons des shows commerciaux, il s’agit d’une industrie. Mais quand on fait la promotion d’artistes authentiques, qui apportent quelque chose d’unique au monde, là nous pouvons parler de culture», objecte le conservateur du Blue Penny Museum.

Astrid Dalais et Guillaume Jauffret, de Move for art, qui œuvre dans la conception et la réalisation de projets culturels et événementiels uniques, rappellent que «les villes du futur, comme Melbourne et Brighton, se basent beaucoup sur le développement de la culture afin de donner une aura, de la vie, un sens d’identité et du contenu à la ville». Ils renchérissent : «Pour nous, un pays en bonne santé est un pays où il y a de la culture et de la créativité pour tous. Le festival Porlwi a démontré lors de ses trois éditions que l’intérêt des publics est bien présent et même grandissant, toutes générations confondues, que ce soit parmi les jeunes (55 % des visiteurs du festival), des familles, des retraités, entre autres. L’affluence à ces rendez-vous culturels permet le développement d’une économie directe (emplois culturels, cachets d’artistes, projets d’entrepreneuriat culturel, acquisition d’œuvres d’art…) et indirecte d’acteurs alentour (acteurs de la restauration, détaillants, transports publics), sans compter les impacts sociaux, touristiques, culturels et éducatifs».

L’art enrichit une société d’innombrables façons et en devient le legs physique, visuel, sonore, littéraire, mythologique, historique. Reconnu, il devient sujet d’analyse et d’éducation, des bancs de l’école jusqu’aux amphithéâtres des universités et devant les parterres de chercheurs internationaux réunis lors de colloques. L’expression artistique, libellée, définie, située dans le temps et l’Histoire, inspire d’autres créations, enrichit le monde du design, devient progressivement le symbole d’un pays. Les vagues à l’encre de Chine de Hokusai qui rappellent le Japon, la Tour Eiffel fait écho à Paris, l’image du lémurien qui ramène à Madagascar en sont autant d’exemples.

Chaque pays s’engage de la promotion d’un trait qui lui est unique et qui se propage sur tous les supports de communication, de publicité et d’éducation.

Or, l’art de l’île Maurice n’a, pour l’heure, pas de nom, pas de définition et ne réunit pas de consensus international. Il n’a ni voix, ni image, ni écrit qui soit internationalement reconnu. L’image du défunt Dodo est surexploitée par différents médias et organismes, sans pour autant faire référence à Maurice et la placer sur la carte mondiale. D’ailleurs, la petite île est souvent omise des cartes géographiques. 

Les plages sont, elles, rivalisées par celles des multiples autres destinations. Pourtant, au sein des cercles culturels, on cite volontiers le nom de l’écrivain, philosophe et peintre Malcom de Chazal qui, aux dires de Vaco Baissac, «s’était affranchi des normes» et dont l’œuvre aux tons vibrants et chauds met en scène la lumière, la verdure et l’architecture simple des cases mauriciennes.

UNE RICHESSE À PRÉSERVER

«Ma famille est arrivée sur l’île Maurice en 1760 et a traversé l’Histoire. Nous sommes tous créoles. Et je suis le plus créole des artistes mauriciens. Je m’inspire de ce que je vois à Maurice, dans la faune, la flore, dans la population, sur la plage, autour de moi», observe Vaco Baissac.

Pour le peintre, la créativité mauricienne est unique et puise ses sources dans un multiculturalisme qui lui est propre, sur une île tropicale, avec des habitants polyglottes réunis autour d’un seul langage. Ainsi, elle mériterait d’être promue et enseignée dès le plus jeune âge. «J’anime des ateliers avec les écoliers tous les mois. Il m’arrive de me retrouver face à un enseignant qui n’a jamais lu l’histoire de Paul et Virginie», constate-t-il.

Or, l’art s’enrichit de symbolismes qui rappellent des légendes et faits historiques. Sans transmission de ces éléments de référence, les sociétés se retrouvent en danger de ne pas pouvoir décrypter les messages à multiples niveaux contenus dans les tableaux, le séga, les poésies, la littérature. Vaco Baissac le martèle : «C’est une immense richesse que nous devons préserver et ne pas tout perdre dans la course pour le fric. L’art mauricien a autant de valeur que l’art de n’importe quel pays. Et qui vous dit que parmi les milliers de visiteurs de l’exposition Picasso, il n’y a pas un Mauricien avec un talent encore plus impressionnant que Picasso ? C’est possible ! Mais il faut encourager les artistes mauriciens authentiques et leur accorder le respect qui se doit».

Pour Joshila Daby, qui ne finit pas d’embellir la capitale avec le street art, son activité lui permet de faire vivre les commerces locaux, qu’il s’agisse de détaillants, d’encadreurs, de sociétés qui fournissent la logistique pour les projets de grande dimension, ou encore de photographes et tout un écosystème qui gravite autour de ses productions artistiques. La jeune artiste mauricienne, qui est régulièrement invitée à des manifestations artistiques internationales, souligne le cas de la ville de Miami qui attire des milliers de visiteurs autour d’Art in Basel. Ce qu’en dit le professeur Arun Sharma de l’université de Miami, c’est qu’Art in Basel attire deux types de visiteurs : il y a les personnes fortunées en quête de créations luxueuses et il y a les créatifs, qui sont majoritairement des jeunes. La première catégorie ne fait que passer dans une ville, en général. Mais la deuxième finit par s’y installer.

«Je me considère comme faisant partie de cette dernière catégorie ; il est vrai que ces manifestations artistiques internationales m’attirent», révèle Joshila Daby. Selon elle, c’est tout un ensemble de services qui est dynamisé par l’affluence et le buzz que provoquent les événements de taille majeure. Revenant au contexte mauricien, elle soutient que la promotion des expressions artistiques en vue de développer le tourisme devrait se garder d’imposer une direction étriquée et limitative aux artistes : «Chaque artiste mauricien présente Maurice à sa façon. Un financement adéquat pour soutenir la communauté artistique aura certainement des retombées positives pour la culture mauricienne.»

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