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Vino Sookloll: «Nous sommes considérés comme des agences de réclame»

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Vino Sookloll: «Nous sommes considérés comme des agences de réclame» | business-magazine.mu

Le secteur de la communication créative compte des professionnels aguerris rompus aux réalités locales. Or, nombre d’annonceurs et d’entreprises succombent souvent à l’appel des sirènes et se tournent vers les agences étrangères et les start-up et ce, au détriment de la qualité du service. Le nouveau président de l’Association of Communication Agencies of Mauritius s’est donné pour mission de remettre de l’ordre dans cette industrie.

BUSINESSMAG. La concurrence est rude dans le domaine de la communication à Maurice. En tant que nouveau président de l’Association of Communication Agencies of Mauritius (ACA), quel est votre constat de la situation actuelle ?

Un adage me vient en tête : Nul n’est prophète en son pays. Il est vrai que dans le secteur de la communication à Maurice, la compétition est rude. Il s’agit principalement du nombre croissant d’agences n’offrant pas forcément le même niveau de compétences et de services et qui se permettent d’offrir des prix dérisoires. Certaines de ces agences opèrent parfois avec deux ou trois personnes et peuvent se permettre de brader les prix, tuant ainsi toute compétition. Certains annonceurs et même les grosses sociétés, ont compris ce jeu : lorsqu’il s’agit d’une campagne de communication à petit budget, ils font appel aux start-up. Et quand un gros budget entre en jeu, on fait appel aux agences étrangères. On se retrouve alors dans une impasse : notre profil ne correspond à aucun de ces budgets.

Pourtant, nous avons les compétences et des années d’expérience et nous n’avons jamais cessé de faire nos preuves. Nous avons même diversifié notre portefeuille et nombreuses sont les agences au sein de l’ACA qui bénéficient d’une affiliation à un réseau international. De ce fait, nous sommes «at par» en termes de savoir-faire et de compétences globales. Pour preuve, les agences locales brillent chaque année sur le plan international par leur niveau de créativité et raflent une multitude de prix dans les compétitions africaines et ailleurs.

De plus en plus aujourd’hui, nous voyons des étrangers qui débarquent, dont beaucoup sont des novices, et prétendent être des experts et les Mauriciens sont prêts à tout avaler surtout quand leur interlocuteur est un beau parleur. Cependant, certains de ces ‘experts’ ne possèdent même pas de portfolio adéquat ou une connaissance des réalités locales. Le pays a une âme et une sensibilité que seule le Mauricien arrive à déceler et à communiquer avec efficacité. On n’est pas contre le fait d’accueillir l’expertise étrangère du moment que cette expertise prétendue soit authentique.

BUSINESSMAG. Peut-on parler de boycott ?

Ce n’est pas un boycott. Le mot boycott n’est pas approprié. C’est plutôt le fait de surestimer le savoir-faire de certains étrangers. Est-ce qu’il y a quelqu’un qui va vérifier les dires de ces personnes ? Est-ce qu’il y a des recherches qui sont effectuées ? Non. D’ailleurs, je le dis souvent : «If you are as good as you pretend, what are you doing here, in a small island with a population of only 1.3 million!»

Cette personne aurait dû avoir un superbe bureau au sein d’une agence dans une grande métropole. Et donc, ce n’est pas du boycott mais plutôt de l’ignorance. Quelle est la part de responsabilité des agences? Peut-être que nous ne nous vendons pas suffisamment ? C’est un point que nous allons rectifier au niveau de l’ACA. Certains perçoivent Maurice comme un eldorado et exploitent cette faiblesse.

J’ai deux ans pour parvenir à redresser cette situation. En tant que nouveau président élu de l’ACA, j’ai une mission, celle de mettre un peu d’ordre dans le secteur et rectifier le tir. Il va falloir faire un constat pour comprendre comment ce secteur est arrivé à une telle situation.

Il y a actuellement une bataille féroce qui se livre dans ce secteur et qui fait le jeu de certains annonceurs et groupes de médias. C’est cela notre souci aujourd’hui. Car les talents que nos agences emploient, sont des personnes formées, hautement qualifiées et possédant de longues années d’expérience.

Nous nous posons les questions suivantes : est-ce que la prudence, voire la méfiance, comme le montrent certains annonceurs, est due à cette crise économique qui perdure ? Ils se posent eux-mêmes des questions : combien une pub va-t-elle coûter? Quel média privilégier ? Ils multiplient des accords directs avec les médias. Au sein de l’ACA, nous sommes perplexes.

BUSINESSMAG. Dans quelle mesure la conjoncture économique actuelle impacte-t-elle la décision des entreprises quand il s’agit de développer leur stratégie de marque ?

Ce n’est pas uniquement dû à cela. Au contraire, en temps de crise, il est vivement conseillé de faire vivre davantage la marque. Car c’est une marque que l’entreprise a construite pendant des années, dans laquelle elle a énormément investi. C’est ce que nous appelons dans notre jargon A Brand Equity. Maintenant, on vient mettre en danger la marque, en essayant d’aller chercher moins cher ou d’essayer de le faire soi-même.

De nos jours, tout le monde est devenu expert en stratégie, en communication, en design, media strategy ou en online media. Est-ce que tout cela veut dire que les entreprises veulent économiser de l’argent ? C’est un service qu’elles n’ont pas besoin de sous-traiter avec les vrais experts? Quand la marque est arrivée à un stade de maturité, certaines entreprises décident de prendre en main leur destinée. Malheureusement, lorsque l’avenir d’une marque est placé entre des mains de novices, celle-ci souffre inévitablement, dans le temps, d’une dévalorisation. Quand arrive le moment où une marque concurrente prend le dessus ou quand la marque ne répond plus aux aspirations des consommateurs, les entreprises se voient obligées de revenir vers les experts. Tout l’argent qu’elles auront alors économisé jusque là, elles devront en dépenser le double pour faire revivre la marque. Il faudra que l’agence responsable reprenne alors tout le travail à zéro.

Nous constatons que tout cela résulte du fait que l’interlocuteur au sein de l’entreprise avec qui nous travaillons fait de moins en moins de marketing. Il se concentre plus sur la vente, la distribution et passe la majeure partie de son temps à la communication plutôt que de laisser cela entre les mains des professionnels. Or, un professionnel du marketing doit porter deux chapeaux : il est à la fois un vendeur et un créatif, le pont entre notre métier et le monde des affaires. Parlant simultanément le langage créatif et celui du commerce, il est le point déterminant pour toute agence. Aujourd’hui, nous avons perdu un peu de cela. La priorité des priorités de l’ACA, c’est de ramener le marketing au centre de toute action de communication et de renouer les liens avec les Marketing executives.

Nous sommes des agences professionnelles composées d’équipes formées dans de grandes écoles étrangères. À Maurice, nous pouvons nous réjouir d’avoir de véritables génies créatifs. Grâce à nos affiliations avec des réseaux internationaux, nous sommes dotés d’outils développés par des groupes tels que FCB Worldwide, Groupe Publicis, McCann et Ogilvy. Nous voulons pouvoir partager les ressources à notre disposition avec nos clients et les professionnels du marketing.

BUSINESSMAG. On a le sentiment que les acteurs économiques ne sont pas pleinement conscients de l’importance du secteur de la communication créative. Qu’en est-il ?

La créativité, l’innovation voire l’invention sont ce qui fait tourner le monde. Il vous suffit de voir autour de nous les géants américains, japonais et coréens avec leurs smartphones, les nouvelles voitures et autres inventions telles que l’Oculus. Pourtant, à Maurice, le potentiel créatif et inventif existe mais n’est pas suffisamment valorisé. Ainsi, ma mission sera également de valoriser l’ACA et ses membres par le biais de toutes les formes de communication créative.

Autre point : il est une pratique courante dans notre métier qu’une entreprise cherche une agence pour collaborer dans le développement de sa marque. C’est une pratique courante ailleurs également : choisir une agence appropriée avec laquelle travailler sur une durée de deux à trois ans pour le développement d’une marque ou d’un projet. Malheureusement, comme toute chose que nous importons de l’étranger, nous, Mauriciens, avons la fâcheuse tendance de les customiser à notre goût. Le résultat : aujourd’hui, le pitch est devenu un véritable cauchemar.

La participation à un pitch requiert des ressources humaines et financières, de l’énergie et du temps. Toutefois, certains se permettent de faire bosser une dizaine d’agences pendant une semaine jusqu’à des heures indues, afin de développer une stratégie étalée sur une année et cela avec un budget carrément indécent. Je ne parle pas que des ‘pitch’, mais aussi des appels d’offres lancés par certains corps paraétatiques qui sont parfois remportés par une agence dont nous ignorions totalement l’existence. C’est carrément un manque de respect pour la profession que nous exerçons.

L’ACA travaille depuis deux ans sur un guide en collaboration avec la World Federation of Advertisers qui regroupe des marques telles qu’Apple, Nike et Pepsi. L’idée est de guider non seulement les éventuels appels d’offres, mais également de «empower them on the what and how».

Nous constatons surtout au niveau des agences gouvernementales que nos interlocuteurs n’ont pas les compétences et l’expérience dans la communication et le marketing. Ce guide sera bientôt lancé par l’ACA et nous inviterons toutes les parties prenantes à ce lancement afin de leur offrir une copie du guide.

Autre point important, le design, qui fait aujourd’hui partie intégrante de la communication. Il représente à peu près 50 % du business d’une agence de communication. À Maurice, nous n’accordons pas suffisamment d’importance au design. Par exemple, les agences de communication sont cataloguées comme des agences de publicité. Mais nous avons évolué. Pour preuve, beaucoup d’entre nous possédons des structures qui nous permettent de faire plus que de la publicité conventionnelle.

Nous voulons sensibiliser le monde des affaires et le gouvernement qui n’ont toujours pas compris l’importance du design dans le développement économique d’un pays. Le design à Maurice n’est pas ancré dans notre système, comme c’est le cas en Finlande, en Afrique du Sud ou à Singapour. On parle de développement économique, mais un grand nombre de pays ont su cerner que le développement économique passe par le design. Le design sous toutes ses formes.

À Maurice, nous avons tendance à ne parler que de Graphic design et de Fashion design. Nous ne parlons pas encore de Communication design. En Afrique du Sud, il y a le Design Indaba, en Inde, le Design Yatra, en Angleterre, le D&AD, etc. Des institutions donnant vie à diverses formes de métiers issus du design et qui n’existent pas encore sous cette forme à Maurice. Maurice aspire à devenir un pays à revenu élevé. Or, le design est un des éléments qui peut aider à atteindre cette vision. On juge le développement d’une nation en fonction du niveau de son potentiel design. L’ACA, compte apporter une nouvelle dimension au design et éventuellement créer un Design Award à Maurice.

BUSINESSMAG. Ces dernières années, l’on a noté nombre d’initiatives en termes de branding et de rebranding. Le dernier exercice en date est celui d’Orange qui est devenue My.T. Quel regard jetez-vous sur cette stratégie de marque ?

Il était temps que Mauritius Telecom recentre son business. Il s’agit d’un vrai exercice de branding : on a bien cerné les profit centres et on les a séparés en identités distinctes afin de les communiquer à une audience ciblée. Auparavant, la population ne comprenait pas si Mauritius Telecom était devenue Orange à part entière. Il y avait une certaine confusion. Le Mauricien perdait son appartenance et sa fierté auprès du groupe car on avait cru comprendre que notre joyau national était devenu français.

BUSINESSMAG. Valeur du jour, c’est surtout le secteur privé qui se tourne vers les agences de communication. Pourquoi les services publics tardent-ils à emboîter le pas ?

Il y a une tentative du secteur public de faire du branding. Nous recevons des demandes, malheureusement avec des dossiers pas bien ficelés. Nous ne pouvons pas faire de pitch avec le branding car c’est un exercice qui comporte beaucoup de process. Logiquement, l’idéal serait de faire un pitch Financial, suivi d’un pitch de Credentials, afin de choisir une agence pour un exercice de branding. Et comme le gouvernement et ses institutions sont obligés de faire des appels d’offres, la situation devient compliquée. C’est pour cela que nous, à l’ACA, nous désirons inculquer, former pour savoir comment monter un document, apte au pitch.

C’est dommage, car le gouvernement a beaucoup à gagner en utilisant le branding comme outil de communication. En effet, le branding permet d’identifier les forces et les faiblesses. C’est en faisant cet insight que nous pouvons trouver des solutions. Par exemple, le ministère de la Santé qui a besoin de faire de la prévention sur certaines maladies ou encore l’Université de Maurice qui commence déjà à faire face à de grosses pointures internationales, pourront profiter de l’outil branding. Cet outil leur permettra de se repositionner. Car il ne faut pas oublier que l’image est très importante. Même une municipalité peut avoir recours à un branding afin de réinventer une ville. Et Maurice est très en retard sur cet aspect.

BUSINESSMAG. Pourquoi les autorités n’arrivent-elles pas à cerner la nécessité d’une stratégie de marque ?

Je pense que l’État, à travers ses divers ministères et institutions aurait dû commencer à employer des Marketing executives. Et non pas un Financial director ou un technicien pour s’occuper de la communication. On doit recruter plus de personnes exerçant le métier de marketing. Prenons le cas de la sécurité routière. Avec le nombre grandissant de morts sur nos routes, il aurait fallu un branding. Pourquoi aller chercher des experts pour établir des lois ? Est-ce que sont des experts en sécurité routière qui vont vous dire comment communiquer ? Non. La sécurité routière a besoin d’un plan marketing et pourquoi ne pas utiliser l’outil qu’est le branding.

Ce problème sociétal a besoin d’un plan à long terme parce que nous parlons ici de ce que nous appelons dans notre jargon un Behaviour change. Ces accidents ont principalement pour origine une Behaviour issue. On ne résout pas un tel problème avec une campagne d’un mois. Il serait judicieux que le responsable de la sécurité routière à Maurice soit épaulé par une équipe de marketing ainsi qu’une ou deux agences pour l’accompagner dans le temps et mesurer progressivement l’efficacité de l’exercice. Concernant les problèmes de santé, le gouvernement débourse annuellement des millions pour les soins. Or, beaucoup de maladies peuvent être prévenues à travers une communication efficace. Encore une fois, le branding peut être utilisé car il s’agit également d’une question de Behaviour.

BUSINESSMAG. On parle ces jours-ci de Smart cities, du développement de Port-Louis en une ville portuaire. Les agences de communication auraient-elles pu être intégrées dans ces gros projets ?

Évidemment ! Nous ne sommes pas inclus dans ces grands projets car nous sommes considérés comme des agences de réclame ! On nous inclut uniquement en bout de chaîne. On aurait dû nous contacter au départ même de ces projets car nous aurions pu y apporter notre touche d’innovation et de créativité. Si aujourd’hui il y a une telle négativité autour des Smart cities, c’est parce qu’il y a un manque de proper branding and communication.

Il faut faire vivre ces projets pour que les gens les voient. En quoi consiste la stratégie de communication du gouvernement ? Être cité dans le journal de 19 h 30, dans un article de presse avec une illustration mal exécutée ? Est-ce cela qui va attiser la curiosité des Mauriciens, les encourager à faire partie de ce développement ?

Nous, les agences, nous sommes un pont pour cela. La communication est l’essence même de notre vie. À travers la communication, tout peut se comprendre et tout peut être résolu. Nos entreprises et l’État ont besoin de comprendre que la communication n’est pas une dépense mais un investissement.

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